Porté par le rêve de franchir les limites du monde, Magellan défie les rois et lesocéans. Au bout de son voyage, c’est sa propre démesure qu’il découvre et le prix de la conquête. Derrière le mythe c’est la vérité de son voyage. Le réalisateur philippin propose un film biographique atypique en déplaçant le centre de gravité de la vieille Europe coloniale à l’archipel des Philippines, découvert par Magellan. Durée 2 h 43.
Dans cette fresque à contrepied, Lav Diaz montre l’expédition de Magellan sous un jour hyperréaliste, et en même temps totalement fantomatique, comme un rêve tantôt lumineux, tantôt plongé dans les ténèbres. Projeté à Cannes Première et représentant des Philippines aux Oscars 2026, le film sort en salles mercredi 31 décembre. Le navigateur et explorateur portugais Fernand de Magellan (1480-1521) voulait découvrir de nouveaux mondes, tracer de nouvelles routes maritimes, notamment pour rejoindre l’île aux Épices (Indonésie). Il a réalisé ses rêves. Parti de Séville en août 1519 à la tête d’une flotte de cinq navires, il traverse l’Atlantique, atteint l’Amérique du Sud, côtoie les Patagons, et découvre un passage, le détroit qui portera son nom, puis il navigue jusqu’à un archipel inconnu (les Philippines), où il trouve la mort.
Même si l’expédition s’achève sans lui (retour au bercail d’un seul navire avec une poignée de survivants, en septembre 1522, à Séville), il est considéré comme le premier humain à avoir fait le tour du monde. Son histoire est connue, racontée dès les origines par l’Italien Antonio Pigafetta, un des rares survivants de l’aventure, dans Journal du voyage de Magellan. Lav Diaz s’attaque à une figure majeure de l’histoire. Il ne s’agit pas d’une première, mais presque, tant ce personnage est quasi absent des écrans, sauf depuis 2019, année de la célébration du 500e anniversaire de son expédition. Le Voyage de Magellan : le premier tour du monde, un dessin animé d’Angel Alonso, est sorti en 2019, Sans limites, une mini-série signée par le réalisateur espagnol Patxi Amezcua en 2022, et 1521: The Quest for Love and Freedom de Michael Barder n’est pas sorti en France.
Le réalisateur philippin aborde cette histoire en prenant le contrepied de l’imagerie glorieuse construite par l’Occident autour de cette époque des grandes découvertes. « Mon sujet, c’est l’histoire philippine », affirme Lav Diaz. Il met donc au centre de son histoire Humabon, le roi de la communauté rencontrée par Magellan à son arrivée sur l’Archipel, dont il sauve le fils, créant un événement propice à l’évangélisation express de toute une population. Au centre du récit aussi, Lapu-Lapu, le chef qui a tué Magellan, figure plus ou moins mystifiée du récit national philippin, ou encore l’esclave de Magellan, philippin, qui apparaît comme le témoin non occidental de toute cette aventure.
Pas d’imagerie « glorifiante », pas de figures héroïques, ni d’un côté ni de l’autre. « Je trouve intéressant de défier les clichés établis », souligne Lav Diaz. « Notre plus grand problème aux Philippines, c’est la fabrication de mythes. On pourrait dire que cela a commencé avec la création de cette figure, Lapu-Lapu. Personne ne l’a jamais vu, il n’a vraisemblablement jamais existé », ajoute le réalisateur. C’est donc avec un point de vue politique, qui met en perspective cette histoire fondatrice de son pays, que Lav Diaz aborde le récit de cette expédition. « Aujourd’hui, cette mythologie nourrit les démagogues. Nous avons eu Marcos Senior, le dictateur. Plus récemment, Duterte. Ils sont devenus des dirigeants grâce à cette mythification. C’est un modèle d’organisation sociale. Vivre dans le monde réel avec ces mythes est difficile, car nous sommes constamment dupés. »
Sans héros et sans artifices
Au-delà de son destin exceptionnel, et de la figure iconique de Magellan, Lav Diaz propose un portrait intime d’un être humain, avec ses coups de génie et ses rigidités, sa cruauté, liée à la prévalence religieuse de l’époque et à la vision en surplomb d’un monde sur un autre, d’un peuple sur un autre. Le film s’attache à saisir sa folie des grandeurs, son intransigeance et sa soif de découverte, mais aussi sa mélancolie, suscitée par l’éloignement de sa famille, de son épouse, qui habite ses rêves en mer, et de ses enfants. Ce personnage complexe est porté par l’interprétation magistrale de Gael Garcia Bernal, qui parvient à transmettre l’intériorité de Magellan, ses enthousiasmes et ses déchirures, sans presque aucun mot.
Au-delà des personnages, le film montre ces expéditions, interminables et dangereuses, dans des scènes très réalistes et d’autres presque fantastiques tant ce voyage était extrême. Des longs travellings, des plans-séquences, une lumière crépusculaire, comme des tableaux vivants, donnent au film une tonalité onirique, qui dit bien la dimension surréaliste de ces campagnes vers l’inconnu.
Le film de Lav Diaz montre sans artifices et sans glorification l’âpreté de la vie à bord, le temps qui ne passe pas, la chaleur, le froid, le scorbut, les rats, la solitude, la violence. Même intention à terre, entre l’émerveillement de la découverte de terres paradisiaques, et la peur, et la violence commises à l’encontre des populations envahies, violences morales dans la négation même de leur droit à exister selon leurs coutumes et leurs croyances, et violences physiques, quand ils n’obtempèrent pas. Avec cette question : est-il bon de « tuer autant de gens au nom de Dieu et de la Couronne ? »
La mise en scène de Lav Diaz restitue une réalité qui nous saisit comme une vision. La tension, installée dès les premières images, est entretenue de bout en bout par une pulsation qui épouse le rythme de cette aventure, d’une lenteur inouïe, rompue ici et là, par des saillies, des accélérations, des sauts dans le temps, des moments fugaces. Le film, exigeant, impose ce rythme, qu’il faut accepter pour en goûter la saveur, ou l’amertume.
Nour Films


