La revue Caravelle n° 124 vient de paraître consacrée à l’Uruguay aux Presses universitaire du midi

Pour Hal Forster, toute époque construit et reconstruit celle antérieure, le présent devenant ainsi un mélange de différents temps. Au-delà de la « culture du souvenir » pour reprendre les termes d’Henry Rousso, de cette « Erinnerungskultur » ou encore d’un rituel anamnestique, le présent élabore le passé et l’actualise en fonction d’identités plurielles discordantes. Le présent, résultat des traumatismes, porteur des cicatrices, interroge ainsi perpétuellement la portée de ce passé et son influence sur la pensée en construction. L’élaboration sociale de la mémoire peut ainsi être définie comme un processus instable, sans fin et chargé de tensions. Il s’agit là d’une « dispute » entre révisionnismes, relectures biaisées, émergence de nouvelles mémoires, etc.

Dans ce dossier consacré à l’Uruguay, le passé est donc multiple et en constante lutte/débat dans le présent. La réflexion, menée à partir de la société uruguayenne du XXIe siècle, interroge non seulement les liens du présent avec le passé récent de la dernière dictature et de la transition démocratique mais réfléchit aussi à ceux qu’il entretient avec un passé plus lointain. Permanences, récupérations, disparitions ou encore réapparitions du passé guident l’étude de la mémoire d’un passé qui ne passe pas (pour reprendre l’expression d’Éric Conan et Henry Rousso dans leur ouvrage sur Vichy), celui des séquelles du terrorisme d’État à partir de disciplines comme l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, la littérature et les études culturelles. Ces articles offrent également des abordages novateurs en élargissant le champ des explorations sur la mémoire aux constructions des identités « trans », « afro », « indiennes » entre autres.

Dans « ¿Dictadura o terrorismo de Estado? El pasado reciente ante el asedio de la nueva derecha » qui ouvre ce dossier, Carlos Demasi se penche sur les représentations de la dictature des nouvelles droites. Il pointe le regain de visibilité d’un révisionnisme inquiétant et montre comment ces relectures biaisées pénètrent dans la société. Sur la même période du passé récent, Diego Sempol approche, dans « Moralizando a la fuerza : represión policial y disidencias sexogenéricas durante la dictadura uruguaya », la question des « trans-identités » en Uruguay, pointant des continuités entre différentes époques dans l’histoire du pays. L’étude proposée à partir d’archives de la police de Montevideo permet de mieux comprendre les articulations – et les tensions – entre le projet politique de la dictature et des aspects relevant de la sexualité et de l’identité de genre. 

« Identités à la lumière de la génétique : occultation et falsification » de Mónica Sans s’intéresse à la place des Aborigènes dans l’imaginaire uruguayen en proposant une approche novatrice se servant des apports de la génétique. Ces études montrent la discordance entre d’une part la perception (et auto-perception) des Uruguayens comme étant un pays sans Indiens et d’autre part les données fournies par la génétique. Cette dissonance conduit la chercheuse à s’interroger sur les possibles explications à cela : ignorance, occultation, falsification.

« Afrodescendientes e indígenas en Uruguay. Recuperando y resignificando las huellas del pasado en el presente » de Mónica Olaza aborde, pour sa part, la place des minorités amérindiennes et afrodescendantes dans cet imaginaire, notamment à travers les débats institutionnels et les politiques publiques. La mise en parallèle des évolutions concernant la prise en compte des problèmes de ces deux collectifs (afrodescendants et indigènes) contribue à mettre en avant les mutations profondes de la mémoire collective et par là de l’identité des Uruguayens dans les dernières décennies.

Les trois dernières contributions s’intéressent plus spécifiquement aux productions culturelles autour du passé et de ses représentations : dans « Retóricas del siglo xxi: despolitización y posmemoria del exilio de la dictadura cívico-militar uruguaya en Tus padres volverán(2015) de Pablo Martínez Pessi », María José Bruña Bragado, à partir des concepts de « postmémoire » (Marianne Hirsch) et de « tournant subjectif » (Beatriz Sarlo) s’intéresse à la mémoire de la « deuxième génération » et met en avant des formes de « dépolitisation » de la mémoire qui sont aussi de nouvelles formes de concevoir la politique ou de prendre en considération la politique des affects.

Dans « La dictadura militar desde la perspectiva de las teatralidades afrouruguayas » Gustavo Remedi ne se limite pas à étudier le théâtre de/sur les Afro-uruguayens. Il interroge certaines catégories critiques (comme « teatro negro » ou « théâtre populaire ») pour rendre compte de l’existence de certains a priori ou préjugés dans la prise en compte de l’histoire et la mémoire « afro » en Uruguay.

Enfin, « La poética de Alicia Migdal, entre pérdidas y soledad, la literatura » de Norah Giraldi Dei Cas rend compte du travail de la romancière uruguayenne pour tresser dans un même texte les mémoires individuelles, familiale et collective. Cette lecture du roman El mar desde la orilla souligne la puissance de la littérature, sa capacité à dire et à faire exister l’absence, le manque et le traumatisme, à travers un travail d’anamnèse et de cicatrisation de la mémoire blessée.

9L’ensemble de ces articles ne vise pas à l’exhaustivité à propos de ces vastes questions des permanences, récupérations, disparitions ou encore réapparitions de la mémoire et du passé : d’autres études, à partir des prismes juridique, politique ou encore médiatique et abordant d’autres expressions artistiques et plastiques pourraient mener à de nouvelles lectures et interprétations des réalités uruguayennes contemporaines à la lumière des resignifications du passé.