Du 14 au 23 novembre, Genève s’ouvre aux horizons latino-américains à travers 68 films venus de 16 pays. Référence incontournable du cinéma latino-américain en Suisse depuis 1999, Filmar a accueilli près de 24 000 spectateurs en 2024 et rayonne bien au-delà de nos frontières. Le festival propose un voyage sensible à travers un continent foisonnant, entre œuvres d’auteur et questionnements de société.
Loin des logiques industrielles, Filmar révèle la vitalité d’un cinéma libre et singulier. Sous la direction de Vania Aillon depuis 2017, Filmar cultive la différence. Si la programmation de cette 27e édition résonne avec les dérives autoritaires de notre époque, elle incarne surtout une forme de résistance joyeuse. Le festival célèbre les artistes qui, face à l’adversité, ont su tracer leur propre voie et refuser les destins imposés. Qu’il s’agisse de l’architecte indigène Freddy Mamani, dont les constructions éclatantes redéfinissent les contours de El Alto, à La Paz en Bolivie, de la cinéaste Albertina Carri, qui libère ses personnages des carcans de classe et de genre, ou encore de Sebastián Lelio, réalisateur du film La Ola, dont la protagoniste chante ses blessures et déclenche un raz-de-marée fédérateur, ils et elles en sont la preuve : lutter, peu importe le visage que prend l’adversité, demeure un acte de réparation.
Rencontre avec Vania Aillon directrice depuis 2017
La résistance par la pratique artistique est un axe fort cette année. Selon vous, comment le cinéma latino-américain parvient-il à renouveler les formes de résistances à l’écran.
La résistance artistique est – ici comme ailleurs – une forme essentielle de protestation. En Amérique latine, le cinéma puise sa force dans une histoire profondément marquée par les luttes sociales, ce qui l’amène naturellement à inventer sans cesse de nouvelles formes de langage à l’écran… avec une volonté constante de questionner les structures coloniales, dans l’art comme dans le cinéma, auxquelles l’Amérique latine a été soumise. Cette capacité de renouvellement vient du fait que les cinéastes s’inspirent directement des mouvements populaires pour nourrir leur création. Un exemple fort est La Ola de Sebastián Lelio, qui s’appuie sur la révolte étudiante chilienne de 2019 pour proposer non seulement un témoignage, mais une réflexion plus large sur la manière dont les corps, les affects et l’imaginaire deviennent eux-mêmes des espaces d’insurrection.
Cette année, vous accueillez Fredy Mamani, Albertina Carri et Sebastian Lelio. Comment leurs œuvres dialoguent -elles ?
Par l’imaginaire. À Filmar nous croyons qu’un autre monde est possible. L’architecte bolivien Freddy Mamani révolutionne les codes esthétiques dominants avec son « néo-andinisme », une architecture née des dynamiques culturelles aymaras, qui affirme avec éclat la fierté indigène au cœur de la ville. Son travail est un acte de résistance visuelle, politique, face à des décennies d’invisibilisation. La cinéaste argentine Albertina Carri, figure majeure du cinéma queer et expérimental, détourne les formes narratives conventionnelles pour interroger la mémoire, la filiation et les violences héritées des dictatures. Chez elle, l’acte de filmer est un geste performatif, intime et politique à la fois. Enfin, le réalisateur chilien Sebastián Lelio, déjà oscarisé, explore dans La Ola la puissance des mouvements étudiants chiliens de 2018, en filmant la révolte comme une force cathartique et collective, organique et transformatrice. Une performance, une comédie musicale qui révèle de manière éclatante (hyperbole) les structures patriarcales, mettant en évidence tout ce que nous devons encore accomplir en tant que société.
En invitant Freddy Mamani, vous franchissez les frontières du cinéma pour embrasser l’architecture. Comme cette démarche s’inscrit-elle dans la vision du festival et que représente sa venue à Filmar ?
En invitant Freddy Mamani, le festival franchit les frontières du cinéma pour explorer l’architecture comme forme d’expression et de contestation. Souvent récusé par les autorités dominantes, parfois réduit au simple rôle de « décorateur de façades » Mamani dérange parce qu’il bouscule les normes – esthétiques, sociales et politiques. Cette tension nous est familière à Filmar : de nombreux cinéastes et artistes que nous recevons ont vu leur légitimité remise en question avant d’être enfin reconnus. Les inviter, c’est leur restituer la place qui leur revient – celle de véritables architectes du visible, de bâtisseurs de récits. Habiter un espace, ce n’est pas seulement occuper un lieu : c’est affirmer une vision du monde. Et c’est précisément là que l’architecture rejoint le cinéma : dans cette capacité à créer des mondes habitables, à façonner la manière dont nous percevons, résistons et rêvons.
Vous placez la musique comme force cathartique au cœur de cette édition. Quelles œuvres illustrent le meiux ce pouvoir libérateur et transformateur de la musique ?
Cette année, FILMAR met la musique au centre de son programme, comme force de liberté et de transformation. Alfonsina de Christoph Kühn célèbre la poète argentine Alfonsina Storni, portée par la voix de Mariana Flores et la musique live. C’est une première collaboration avec La Cité Bleue et l’équipe de Leonardo García-Alarcón. Para vivir : el implacable tiempo de Pablo Milanés offre le portrait d’un maître de la Nueva Trova, symbole de liberté et d’engagement à Cuba. La 42 de José María Cabral explore le perreo et le reggaeton dominicain, la musique y devient émancipation et célébration de la vie.
Comment « Filmar » se positionne-t-il face aux bouleversement politiques récents et aux mutations actuelles du cinéma latino-américain ? Percevez-vous de nouvelles voix, de nouvelles esthétiques qui émergent ?
Le cinéma est un art en constant renouvellement, il est difficile de parler de mutations. Cette année, Filmarmontre comment le cinéma latino-américain fait résonner histoire, mémoire et innovation. Des cinéastes confirmés, comme Kleber Mendonça Filho (O Agente Secreto), côtoient de jeunes voix prometteuses comme Juanjo Pereira (Bajo las banderas, el sol) ou Cecilia Kang (Hijo mayor), qui explorent dictatures oubliées, migrations et identités croisées. Albertina Carri, quant à elle, ose un langage audacieux mêlant comédie, tragédie et expérimentation, illustrant l’émergence de nouvelles formes et esthétiques. Filmar confirme ainsi que le cinéma latino-américain reste un outil puissant de réflexion, de lutte et de création. Et dans un contexte où les festivals foisonnent, où le streaming devient la norme, Filmar continue d’offrir une expérience commune. Convoquer ainsi le public – un public varié, diversifié, pluri générationnel comme le nôtre – c’est mettre en place un rituel, un moment de partage collectif, à la fois sensible et réflexif.
D’après FILMAR
Tout savoir : https://filmar.ch


