Depuis des années nous partons à Arles au festival annuel de photographie qui a été fondé en 1970 par le photographe arlésien Lucien Clergue. L’Amérique latine a été depuis toujours présente comme cette année avec Cristina De Middel autour des images des souffrances et drames de l’immigration et Les Vampires n’ont pas peur des miroirs du collectif El Grupo de Cali.
Remous, esprits, traces, lectures parallèles et relectures sont autant de nouvelles perspectives qui sous-tendent l’édition 2024 des Rencontres d’Arles. Photographes, artistes et commissaires dévoilent leurs visions, leurs histoires, telle celle de notre humanité, tour à tour contrariée, en perpétuelle redéfinition, résiliente, mais aussi visionnaire. À la marge ou établis, les récits mènent à des voi(x)es multiples. Tous émanent des interstices d’une surface poreuse : ils s’entremêlent, se superposent, se chevauchent. La période est excitante, tant cet ensemble conduit à une pluralité d’itinéraires à emprunter.
La première rétrospective mondiale de la photographe documentaire et portraitiste états-unienne, Mary Ellen Mark, Rencontres – coproduite par C/O Berlin Foundation et The Mary Ellen Mark Foundation –, ouvre la marche en occupant l’ensemble du rez‑de‑chaussée de l’Espace Van Gogh où se côtoient célébrités et marginalisés de la société, que la photographe a parfois suivis durant des années. Au sein de la majestueuse église des Frères Prêcheurs, Cristina De Middel nous emmène, inspirée de Jules Verne, sur le chemin de son Voyage au centre (de la terre). Elle livre l’histoire d’une migration entre le sud du Mexique et Felicity, petite ville de Californie dont elle témoigne de la complexité, face à une information relayée par les médias souvent trop réductrice. Oscillant entre réalité et fiction, la traversée du territoire devient une épopée héroïque pour des individus en quête d’espoir face à la tragédie de leur condition. Cristina De Middel signe l’affiche du festival avec un portrait où la magie a opéré au détour d’une rencontre matinale. Chacun peut devenir sujet à sa manière. Dans la Chine des dernières décennies du XXe siècle, Mo Yi incarne l’objet même de ses images, au cœur d’un vaste observatoire de la vie quotidienne, bousculant le discours passé de la représentation par l’expérimentation, la subjectivité et l’humour.
Non loin de là, l’exposition Quelle joie de vous voir, produite par Aperture, contourne les récits établis et révèle toute l’importance des photographes japonaises depuis les années 1950. L’exposition lève le voile sur de nouvelles perspectives historiographiques, soulignant la nécessité de l’apport d’une compréhension inclusive à l’histoire de la photographie jusqu’alors essentiellement masculine dans sa monstration. À la salle Henri‑Comte, Ishuichi Miyako, lauréate du Prix Women In Motion 2024, déploie par ailleurs quelques-unes de ses séries emblématiques telle que Mother’s, qu’elle évoque en ces mots : « Je n’avais jamais pensé au corps de ma mère, et désormais je le découvrais en détail, grâce à la photographie. Prendre une photographie, c’est rendre visible les choses invisibles qui reposent sous la surface. » Le premier étage de l’Espace Van Gogh nous rappelle quant à lui que l’archipel porte aussi la mémoire d’un cataclysme survenu le 11 mars 2011, dont les origines nous plongent dans l’histoire géologique d’un territoire sans cesse malmené, placé sous la menace conséquente d’un danger nucléaire. Avec résilience, résistance et créativité, les photographes nous révèlent l’incroyable diversité et vitalité de la scène japonaise.
Les photographes se font également témoins des traces multiples de notre existence, de sa beauté, mais aussi de ses impacts collatéraux. C’est ainsi que Mustapha Azeroual, lauréat du programme BMW Art Makers, saisit des images sublimées de levers et couchers de soleil à la surface des océans, que Le Paysage de la couleur Mississippi du projet au long cours Fleuves Océan de Nicolas Floc’h nous rappelle la présence de l’activité humaine sur la planète, tandis que Le Jardin d’Hannibal de Marine Lanier nous conduit dans les Alpes, invitant à une réflexion dystopique sur l’évolution de notre flore en proie au changement climatique.
Les archives photographiques sont inhérentes au médium. Année après année, les Rencontres proposent des incursions au cœur de la mémoire visuelle de photographes, d’artistes, mais aussi d’archives industrielles, historiographiques ou vernaculaires. Cette 55e édition donne encore à voir de nombreuses découvertes, tant dans la forme que dans le contenu. Des ama, pêcheuses japonaises à partir des archives d’Uraguchi Kusukazu, au monde mystérieux et fantasque de Michel Medinger, en passant par l’histoire du wagon-bar ou la mise en regard des collections du Musée Olympique et de Photo Elysée avec Le Sport à l’épreuve, les archives occupent une place de premier plan.
Les Rencontres se définissant par leur lien à l’histoire de la ville d’Arles, certains rendez-vous prennent une portée particulière lorsqu’ils côtoient le patrimoine dont la ville regorge. L’an passé, Sophie Calle a redécouvert les ombres et lumières si singulières du site souterrain des cryptoportiques, nouvellement investi dans le cadre de l’exposition de Juliette Agnel. À la suite de cette visite révélatrice, l’artiste a d’emblée formulé le souhait d’y proposer un projet, aujourd’hui présenté sous la forme de l’exposition Finir en beauté.
À la recherche de nouvelles formes, le festival est aussi défricheur. Avec Heaven and Hell, Vimala Pons et Nhu Xuan Hua nous mènent à la rencontre entre l’art de la scène, de la performance et de la photographie, entre l’actualité, ses acteurs et la fiction. Au cœur d’une exposition hybride, les deux artistes témoignent d’un perpétuel mouvement dans un fragile équilibre. Au nom du nom met en avant une autre scène : celle de la rue, des marges, partant à la rencontre des surfaces sensibles du graffiti où la photographie, parfois dernier témoin de la plus vieille manifestation créatrice humaine, tisse une histoire en creux entre apparition et disparition d’un éphémère.
Nombreuses sont les formes que l’écriture photographique peut prendre. Le rapport au temps et à la narration s’est particulièrement rendu perceptible dans l’approche sérielle et conceptuelle d’une génération de photographes et d’artistes tels que Zoe Leonard, Judith Joy Ross, Hans-Peter Feldmann ou Nicholas Nixon. L’exposition dédiée à la collection Astrid Ullens de Schooten Whettnall, sous le commissariat d’Urs Stahel, nous en révèle toute la richesse.
Les Rencontres d’Arles soutiennent et accompagnent toujours plus activement la création émergente. Le Prix Découverte Fondation Louis Roederer prend désormais ses quartiers à l’Espace Monoprix et invite la commissaire Audrey Illouz à nous ouvrir de nouveaux horizons, jusqu’au questionnement que suscite la diffusion de nouvelles technologies telle que l’IA.
Chistoph WIESNER
Directeur des Rencontres d’Arles