Crise sociopolitique, répression meurtrière et déshumanisation au Pérou

Au Pérou, la contestation continue. Nous publions cette semaine un texte paru dans la revue Mouvements, fondée en 1998 par Gilbert Wasserman. Les autrices Valérie Robin Azevedo, professeure d’anthropologie à l’Université Paris Cité, chercheuse à l’URMIS, et Tania Romero Barrios, doctorante en études hispaniques, spécialité études de genre, à l’Université Paris 8, ont co-édité, avec R. Bedoya et D. Delacroix, l’ouvrage La violencia que no cesa. Huellas y persistencias del conflicto armado en el Perú contemporáneo, paru à Lima avec Punto Cardinal en 2021. 

Photo : Mouvements

La tentative suicidaire de coup d’État du Président péruvien Pedro Castillo, annonçant la dissolution du Congrès le 7 décembre 2022, suivie de sa destitution immédiate par les parlementaires qui l’ont remplacé dans la foulée par la Vice-présidente Dina Boluarte, ont déclenché une nouvelle étape dans la crise politique endémique au Pérou. Depuis 2016, le pays a connu six président·es, issus de l’ensemble du spectre politique (droite, centre-droit, gauche et un putschiste, resté une semaine au pouvoir après un bref coup d’État parlementaire en 2020) : Pedro Pablo Kuczynski, Martín Vizcarra, Manuel Merino, Francisco Sagasti, Pedro Castillo et Dina Boluarte. Cette instabilité doit, pour partie, se comprendre à l’aune du fonctionnement du Congrès, de l’obstruction systématique aux derniers gouvernements et de la déstabilisation permanente de l’Exécutif, quelle qu’en soit sa couleur politique, et ce, depuis plus de six ans. 2016 correspond en effet à la victoire législative du Fujimorisme et à sa mainmise sur le Congrès.

Keiko Fujimori, fille et héritière idéologique de l’ex-président Alberto Fujimori (1990-2000), condamné pour détournement de fonds publics et crimes contre l’humanité, devient alors la cheffe de l’opposition dans un contexte marqué par la déliquescence du système de partis entérinée par le régime autoritaire et néolibéral de son père. Les parlementaires se situent de l’extrême droite la plus réactionnaire et raciste à la gauche marxiste « radicale ». Mais un solide noyau fujimoriste a réussi à s’allier à d’autres « partis », qui ressemblent en réalité plus à des groupes d’intérêt privés qu’à des partis politiques et fonctionnent en réseaux mafieux. Pour ces élu·es, l’État représente un butin à s’approprier par le vote de lois au détriment de l’intérêt national. Seuls 9 % des Péruvien·nes approuvent la gestion des parlementaires dont les scandales de corruption et les accusations de viol et de violences sexuelles éclaboussent régulièrement la vie de ce Congrès unanimement décrédibilisé. Rappelons aussi que la quasi-totalité des présidents péruviens depuis 1985, accusés de corruption voire de crimes contre l’humanité, ont été incarcérés, sont en fuite, ou ont été condamnés par contumace lorsqu’ils ne se sont pas suicidés pour éviter de rendre des comptes à la justice.

Dès la prise de fonction de Dina Boluarte, des manifestations populaires à Lima et surtout dans les villes des Andes et d’Amazonie se sont multipliées, pour réclamer la tenue d’élections générales anticipées, la dissolution du Congrès actuel, la mise en place d’une assemblée constituante, voire la libération de l’ex-président Castillo, aujourd’hui détenu pour rébellion et conspiration, dans la même prison qu’Alberto Fujimori. Les manifestations massives et le mécontentement actuels doivent en partie être compris à l’aune de l’identification des milieux populaires de province au symbole que représente Castillo, militant syndicaliste et instituteur modeste des Andes de Cajamarca. Nombre de ses électeurs clament qu’il s’agit d’un président qui, pour la première fois de l’histoire républicaine, « leur ressemble », même si Castillo s’est avéré d’une grande incapacité à diriger et aussi corrompu que bien de ses prédécesseurs. Néanmoins, comme l’a exprimé José Carlos Agüero, il leur a redonné la foi dans le fait que, malgré le mépris et les insultes racistes, à l’heure de voter, tou·tes les Péruvien·nes, étaient égaux et la démocratie enfin accessible aux exclu·es. Cette foi a été brisée par la chute de Castillo et les manœuvres d’un congrès de type mafieux et putschiste. C’est ce qui explique pour partie la colère et la désillusion avec laquelle la sortie de Castillo a été vécue par celles et ceux qui ont voté pour lui. Avec l’envoi des troupes militaires dans les régions déclarées en état d’urgence, le bilan provisoire du gouvernement actuel fait état d’une cinquantaine de morts en un mois – parmi lesquelles plusieurs mineur·es – et des centaines de blessé·es. L’escalade de violence a amplifié la mobilisation de la société civile et le retour au calme semble hors de portée.

Par ailleurs, il faut noter l’absence de tout travail d’investigation sérieux de la part des principaux médias sur les exécutions de civils désarmés, pourtant filmées par des manifestant·es et diffusées sur les réseaux sociaux. Il aura finalement fallu l’intervention de l’agence de presse Reuters pour montrer, images à l’appui, que certains décès ne sont absolument pas le fruit de « dommages collatéraux » mais constituent bel et bien des éliminations ciblées et délibérées de civil·es désarmé·es, parfois de simples passant·es. Hormis les vidéos diffusées massivement sur certains réseaux comme Tik Tok, l’agence Reuters a diffusé pour la première fois, non seulement à l’international mais aussi au Pérou, les images de cet homme de 51 ans, Edgar Prado Arango, exécuté le 15 décembre par un militaire alors qu’il venait en aide à un blessé dans la ville andine d’Ayacucho. Depuis, Marco Antonio Samillán Sanga, jeune interne en médecine, a également été assassiné, cette fois-ci par la police, alors qu’il secourait des manifestant·es le 9 janvier 2023 à Juliaca, sur l’altiplano. Des expert·es de l’Équipe Péruvienne d’Anthropologie Légiste (EPAF) affirment que les autopsies des personnes tuées auxquelles ils ont eu accès attestent de violations des droits humains en raison de l’usage disproportionné et injustifié de la force employée et des armes utilisées, pour certaines vraisemblablement des armes de guerre. Parmi les défunt·es, certain·es ont été assassiné·es par des projectiles tirés soit par des militaires soit par des policiers, qui ont spécifiquement visé des parties vitales du corps : tête, thorax ou abdomen.

Nous proposons d’apporter quelques éléments d’analyse pour éclairer la tragédie qui endeuille actuellement le Pérou et comprendre le déploiement de violence qui entraine ce pays dans une spirale infernale : 28 morts en décembre 2022 et 24 morts de plus au 19 janvier 2023.

Qui est Dina Boluarte, la présidente qui a remplacé Pedro Castillo ?

Née dans le département d’Apurímac où six personnes ont été tuées en décembre, l’avocate Dina Boluarte se revendique la présidente du « Pérou profond ». Malgré sa maîtrise limitée de la langue, elle a apostrophé les manifestant·es en quechua, plus pour les admonester et leur intimer de « tourner la page » des dizaines de mort·es que pour leur proposer de dialoguer. Parler le quechua n’implique pas forcément une identification aux manifestant·es et à leurs revendications. L’usage politique du quechua est au cœur des dynamiques de pouvoir depuis la Conquête. Des évangélisateurs espagnols, dès le XVIe siècle, aux propriétaires fonciers tyranniques et spoliateurs de terres (gamonales) aux XIXe et XXe siècles, l’emploi du quechua a toujours été un instrument de domination de la population autochtone. Si les attributs ethnico-raciaux jouent un rôle clé dans la répression des forces de l’ordre – on y reviendra –, l’identité de classe distingue Boluarte de ses concitoyen·es mobilisé·es et de la majorité des victimes, issu·es des classes populaires, souvent d’origine paysanne et autochtone ou assignés à la figure de l’indianité.

Au-delà de ses origines géographiques, Dina Boluarte est la première femme à devenir cheffe de l’État, ce qu’elle a mobilisé pour rejeter l’opposition à son mandat, opposition qu’elle qualifie de « patriarcale ». Dans un pays accablé par les violences de genre (111.524 signalements de femmes disparues dont seulement 48 % ont été retrouvées) et les féminicides (674 sur les cinq dernières années), l’indécence de cette récupération du discours féministe et sa présentation comme victime du machisme ne convainc guère. Boluarte a cherché à s’ériger en « mère » du peuple péruvien. Néanmoins, derrière ce discours prétendument maternant se cache un paternalisme au visage de femme qui infantilise les citoyens et leur dénie toute capacité d’action politique au prétexte qu’ils seraient manipulés. Rappelons aussi que Dina Boluarte est cheffe des Forces armées : les décès consécutifs à la répression des manifestations relèvent de sa responsabilité. À ce titre, la présence de militaires aux côtés de la présidente durant ses prises de paroles publiques, un phénomène inédit depuis la fin du régime militaire en 1980, renforce à son tour les symboles d’une masculinité martiale qui justifie l’utilisation impitoyable de la violence comme source de « pacification ». Si Boluarte a fait campagne avec Castillo, elle en a quitté le parti début 2022, pour finalement s’allier en décembre aux forces dominantes et conservatrices du Congrès, après le coup d’État raté.

Le vandale, le terroriste, le déchet. Au cœur des processus de déshumanisation

Saisir la répression militarisée contre les manifestant·es implique de l’appréhender à l’aune des « continuum de violences » décrits par Nancy Schepper-Hughes et Philippe Bourgois pour désigner les violences visibles et invisibles, physiques mais aussi symboliques, structurelles et normalisées, qui incluent des attaques contre la dignité et la valeur même des personnes. Si la violence renvoie à un phénomène à la fois destructeur et reproductif, ce sont les dimensions socioculturelles de la violence qui lui donnent son pouvoir et sa signification. Les expressions de la violence sont en effet façonnées par les structures sociales, les modèles culturels et les idéologies qui les sous-tendent. Ainsi, la mort d’une cinquantaine de civils au Pérou ne peut être seulement envisagée sous l’angle de la violence physique. Il faut aussi analyser le discours qualifié par Rocío Silva Santisteban de « déchétisation symbolique », qui érige certaines personnes en être vils, méprisables et jetables et établit des hiérarchies entre individus qui justifient humiliation, relégation au statut de citoyen·ne de seconde zone voire exclusion de la communauté nationale. Et c’est aussi ce qui autorise tacitement le recours à la violence physique et qui légitime l’impunité des exactions perpétrées. Le plus souvent, la violence se niche et se reproduit d’abord dans le langage avant de s’exercer sur les corps.

Les manifestant·es ont très vite été qualifié·es de délinquant·es, de vandales voire de « terroristes », accusations relayées au plus haut niveau de l’État, par des membres du gouvernement et du parlement, par des militaires en charge du contrôle des régions placées sous leur contrôle, et par nombre de médias nationaux. Cette assimilation indue justifie l’usage d’une violence disproportionnée et indiscriminée des forces de l’ordre contre les civils. Au Pérou, comme nous l’avons explicité en introduction de l’ouvrage collectif La violencia que no cesa, l’une des épithètes les plus injurieuses, associée au conflit armé de la fin du XXe siècle et à sa postérité actuelle, est le néologisme terruco, utilisé comme substitut populaire de « terroriste ». Doté d’un fort pouvoir stigmatisant, ce terme a été utilisé durant les années 1980 et 1990 pour désigner les membres réels ou supposés des groupes subversifs. S’il n’y a aucun doute sur les actions terroristes de ces guérillas, en particulier celles du Sentier Lumineux, les forces armées régulières sont également responsables de terribles violences meurtrières contre la population civile. La puissance de l’accusation « terroriste » tend à diminuer, voire à dissimuler, la violence d’État qui a inclus tortures, disparitions forcées et massacres, et ce, bien que l’expression « terrorisme d’État » ne soit quasiment jamais employée au Pérou. Qualifier quelqu’un de terruco a souvent été le préambule puis le détonateur d’une violence physique perpétrée par les acteurs étatiques, particulièrement en province et dans les régions rurales des Andes et d’Amazonie. Durant la guerre, la répression militaire a renforcé le mépris ordinaire pour l’indianité dont la traduction verbale s’est matérialisée dans l’insulte terruco. Comme l’a analysé Carlos Aguirre, le « sale Indien » est alors devenu le « terruco indien de merde », révélant ainsi le caractère raciste des interactions sociales et des structures de domination qui prévalaient au Pérou durant le conflit armé et qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. L’étiquette terruco désigne l’« Autre », politiquement indésirable, dont on cherche à ruiner la réputation et à se débarrasser, a minima en disqualifiant ses revendications.

C’est en ce sens que l’épouvantail du terrorisme a continué d’être brandi, après la démilitarisation du pays, dans les années 2000 et surtout après 2010, avec le terruqueo. Cet acte de calomnie qui consiste à accuser des personnes d’être des terroristes s’est ainsi déployé lors des protestations contre la présence d’entreprises extractrices de ressources premières dans les zones rurales du pays. La multiplication des projets miniers au Pérou a en effet (ré)activé de nombreux conflits socio-environnementaux au cours des années 2000 et la répression étatique a surtout affecté les populations paysannes et indiennes les plus pauvres du pays, qualifiées de terrucasBruno Hervé a bien analysé la façon dont les mécanismes juridiques de criminalisation des manifestants opposés aux projets miniers reposent sur l’application d’une législation « anti-terroriste » née dans le cadre de la « lutte antisubversive ». Le terruqueo et son recyclage sémantique du terrorisme scande ainsi la vie politique péruvienne depuis plusieurs années. Il s’appuie sur les fantômes d’un prétendu retour du terrorisme de l’époque du conflit armé et tire sa force de la peur généralisée qu’il suscite.

Mais le terruqueo ne se limite pas au discours et peut s’avérer d’une efficacité tragique. Carla Granados rappelle ainsi que la tentative de résolution des conflits sociopolitiques par l’envoi de la force militaire dans des régions où les citoyen·nes qui manifestent sont stigmatisé·es comme terrucos facilite l’emploi d’armes létales et le processus de banalisation, voire la justification, de leur mort. Le Pérou serait ainsi passé d’une période de « brutalisation » caractéristique de la lutte antiterroriste – en tant qu’idéologie et culture de guerre visant à éliminer « l’ennemi intérieur » – à la brutalisation de la politique en contexte post-conflit qui repose sur la vision d’une société qui s’imagine encore en état de guerre permanent. Et c’est ce qui autorise et légitime l’élimination physique de ce supposé ennemi intérieur. Dans ce contexte, Granados précise que l’absence d’empathie à l’égard de la vie de ces « autres » incite non seulement à l’acte de tuer mais annule aussi tout sentiment de culpabilité. Qui plus est, comme l’explique Stefano Corzo, depuis la fin du conflit armé en 2000, aucune réforme structurelle de la police et des forces armées n’a été menée pour dépasser la logique et l’héritage de la lutte antisubversive qui façonne leurs modalités d’actions jusqu’à nos jours et explique la prégnance d’un langage militariste qui prône le recours aux balles plutôt qu’au dialogue. Ainsi considère-t-il qu’un imaginaire collectif de la répression et du terruqueo s’est profondément enraciné au sein des forces de l’ordre au cours de ces dernières années, soutenu et alimenté par un secteur important de la classe politique, dont Granados a montré qu’elle s’alimente aussi de la militarisation de la politique, avec un nombre croissant de militaires à la retraite qui sont devenus parlementaires depuis une dizaine d’années.

Continuum de violences et indifférence face à la mort des invisibles

Vingt ans après la remise du Rapport final de la Commission de la Vérité et de la Réconciliation (2003), la répartition ethnique, sociale et géographique des victimes actuelles présente des ressemblances frappantes avec celles du conflit armé. La totalité des morts et la majorité des blessés se concentre en dehors de la capitale, dans les zones les plus pauvres du pays. Parmi la cinquantaine de morts, principalement des hommes, et les centaines de blessé·es, on retrouve les mêmes profils : jeunes, étudiant·es, paysan.nes ou travailleurs informel·les, tou·tes issu·es des classes populaires. Dans les témoignages recueillis par WaykaOjo Público et Salud con Lupa, pour les médias péruviens, The New York Times ou El País, pour les médias internationaux, les récits de vie des victimes rendent compte du continuum de violences qui caractérise leurs trajectoires familiales, d’une génération à l’autre. Des récits de survie et de précarité sociale qui s’inscrivent dans une histoire d’exclusion profondément enracinée et qui a, au mieux, laissé dans la plus grande indifférence de larges secteurs de la capitale.

Judith Butler a relevé l’importance de la production politique de la condition de précarité, celle qui au Pérou expose de façon différentielle à la marginalisation, à la violence, à la mort et au deuil certains pans de la population, considérés comme des sous-citoyens voire comme des non-citoyens. Les décès associés à ces « vies précaires » sont en effet jugés moins dignes d’être pleurés que d’autres. Pire, le soupçon de culpabilité pèse sur ces personnes. Leur mort s’expliquerait par leurs supposés ou potentiels liens avec le terrorisme qui les rend menaçants et donc sacrifiables. En manifestant, ces personnes dérangent. Et comme l’a souligné Butler, le fait même de se rassembler, et la prétention de ces « invisibles » à exercer leur droit à manifester dans l’espace public, les confrontent brutalement à devenir « jetables ». Par ailleurs, Guillermo Salas associe le désintérêt de Lima face à ces drames à la « racialisation de la géographie », fondée sur un découpage fictif mais bien intériorisé du territoire national en trois « régions naturelles » associées à différents degrés de modernisation. Un Pérou moderne sur la côte, supposé sans indigènes, opposé aux Andes – imaginées peuplées d’« Indien·nes » arriéré·es, aux montagnes impénétrables, hostiles au progrès – et à la forêt amazonienne – conçue comme inhabitée ou seulement par des sauvages. La hiérarchisation ethnico-raciale qui découle de cette vision caricaturale fait du Pérou une nation dont la naturalisation des inégalités structurelles s’inscrit dans le territoire. Salas souligne que les scénarios de violence, qui se reproduisent avec une redoutable régularité, sont influencés par l’impossible empathie face à des victimes des forces de l’ordre réduites à leur origine géographique et racialisées. Rajoutons que cela favorise, là encore, l’impunité des crimes perpétrés.

Comme dans les années 1980 et 1990 à Ayacucho, qui a été l’épicentre du conflit armé, les habitants interpellent les médias en quechua, parcourent les places avec leurs cercueils et enterrent leurs morts sans le moindre deuil national. Revoir Ayacucho assiégée par les forces militaires et les hélicoptères lançant des bombes lacrymogènes du ciel, ou entendre le son des balles et les hurlements tout au long de la nuit, fait ressurgir les souvenirs les plus sombres et douloureux dans cette région meurtrie par la guerre qui a concentré à elle seule 40 % du total des mort·es et disparu·es. En décembre dernier, au lendemain de l’assassinat de dix personnes à Ayacucho, tandis que le ministre de l’Intérieur assurait que « la situation revenait à la normale », la place centrale de la ville s’est remplie de manifestant·es qui scandaient « nous ne sommes pas des terroristes »… Il y a plus tragique. Ce sont parfois les mêmes personnes qui ont déjà perdu des membres de leurs familles du fait de la violence politique des années 1980 qui continuent de déplorer la mort de leurs proches sous les balles, en 2022. C’est le cas de Paula Aguilar Yucra, membre de l’Association Nationale des Familles de Détenus, Séquestrés et Disparus du Pérou (ANFASEP). Elle a fui son village durant les années 1980 avec ses deux enfants en bas âge et a dû déménager plusieurs fois jusqu’à s’installer définitivement à Ayacucho après l’assassinat de sa mère par les Sentiéristes et la disparition forcée de son frère par les militaires. Un seul de ses enfants a survécu aux terribles conditions du déplacement forcé. Le 15 décembre 2022, c’est son neveu, qu’elle a en partie élevé, José Luis Aguilar Yucra, jeune père de famille âgé de 20 ans, qui a été tué d’une balle dans la tête lorsqu’il rentrait du travail.

Conclusion

« À cause de cette présidente, on s’entretue entre frères ». Propos du père de José Luis Soncco Quispe, policier assassiné à Puno

La surdité du gouvernement actuel face aux revendications populaires dès l’accession au pouvoir de Dina Boluarte, son refus catégorique d’entamer tout dialogue, et le déploiement disproportionné de la violence d’État ces dernières semaines laissent craindre non seulement la poursuite des protestations mais aussi leur radicalisation. Lors des manifestations de janvier qui ont repris dans les Andes du sud, la répression policière à Puno, Juliaca et Cuzco a de nouveau provoqué la mort d’une vingtaine de personnes, tuées par balles. On enregistre par ailleurs le premier décès au sein des forces de l’ordre. Poursuite de la tragédie actuelle, José Luis Soncco Quispe, âgé de 29 ans, a été retrouvé calciné dans sa voiture de police. Il convient de noter que la plupart des décès des forces de l’ordre, tombés dans le cadre de ce type de conflits sociopolitiques, appartiennent aux échelons inférieurs de la hiérarchie militaire et policière mais aussi au bas de l’échelle socio-économique, tout comme les manifestant·es décédé·es. Plus qu’une coïncidence, cette similitude rappelle que la chair à canon se différencie de ses supérieurs hiérarchiques et des commanditaires de la répression qui se dédouanent de toute responsabilité politique.

Au fil des jours, la quête désespérée de reconnaissance citoyenne, en proie au mépris, à la calomnie et à la répression armée, alimente et nourrit à son tour la spirale de la violence. Alors que Dina Boluarte, qui compte à son actif plus de mort·es que de jours au pouvoir, insiste sur le fait qu’elle ne comprend pas pourquoi les gens manifestent, et que le Congrès continue de protéger l’Exécutif actuel, dans la ville de Puno endeuillée, une procession de 100 000 personnes a rendu hommage à ses morts le 11 janvier. Du côté de la société civile, la Coordination nationale des droits humains (CNDDHH) a exigé la démission de Dina Boluarte, en raison des décès causés durant son gouvernement, ainsi que des perquisitions dans des locaux de partis de gauche et des détentions arbitraires. « Assez de morts ! » martèlent à Lima le journal La República, les organismes de défense des droits humains, relayés par les instances internationales, comme le Bureau des droits de l’homme de l’ONU ou la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH). Effarés par l’ampleur du drame, ils réclament des solutions alternatives à la violence armée pour résoudre cette crise. L’issue devra aussi passer par des élections anticipées dès 2023, l’échéance initiale d’avril 2024 semblant désormais intenable.

Pour la manifestation historique du 19 janvier 2023 (la « prise de Lima »), des dizaines de milliers de Péruvien·nes ont convergé de tout le pays, principalement des Andes du Sud, arborant le drapeau national rouge et blanc. Réclamant le respect des libertés démocratiques et la participation des secteurs les plus démunis du pays, ces femmes et ces hommes sont aussi venu·es rappeler que, malgré la marginalisation historique des régions périphériques et de leurs habitant·es, elles et ils font aussi partie de cette « communauté imaginée » du Pérou et comptent bien revendiquer leurs droits de citoyen·nes.

D’après la revue Mouvements

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