Avec Même le froid tremble, Nicole M. Ortega signe un roman déroutant, détonant, fulminant. De la misère des bidonvilles de Santiago au syncrétisme du sanctuaire de la Vierge de La Tirana à Iquique, ce road trip féministe et psychédélique, peuplé d’êtres authentiques et fabuleux, nous entraîne dans les bas-fonds du Chili. Réflexion intime et politique, Même le froid tremble métamorphose l’histoire et les cauchemars bien réels d’un pays traumatisé en une épopée délirante et trash. Elle fait partie des quinze écrivains invités en novembre à nos Belles Latinas.
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Même le froid tremble est un roman bref et intense. Il relate les tribulations d’une jeune adolescente, qui décide, à l’aube de ses dix-huit ans, de fuir la pauvreté, de braver le Chili et de défier sa réalité cauchemardesque. Pour cela, elle prend la route, accompagnée de ses amies, La Moni et La Maca. Ensemble, elles quittent pour un temps leur quartier misérable et s’échappent en direction du Nord, vers Iquique, pour assister à la fête de la Vierge noire. Le voyage, ces 1 600 kilomètres de bus, de marche ou de stop, est le prétexte à la découverte d’autres horizons. L’itinérance est propice aux rencontres multiples, terrifiantes ou salutaires, atterrantes ou excitantes, tous azimuts : des policiers pourris et vicieux, les fantômes des victimes de Pinochet, des routiers menaçants et libidineux, une Dame blanche vagabonde, un serial killer en cavale, des anges-gardiennes à la fois prostituées et sorcières, des pères éplorés, des mères dévouées.
Même le froid tremble est un parcours donc, mais il commence par un questionnement. Qui est cette narratrice ? Qui est ce « je » presque innommé, La Rucia, cette blonde aux yeux verts, grande et attirante ? Ne serait-ce pas le regard rétrospectif de Nicole Mersey Ortega sur l’âpreté de son adolescence et de son passage à l’âge adulte ? Derrière le masque et le travestissement de l’autofiction, transparaît une protagoniste qui fugue pour prêter sa voix aux anonymes et aux invisibles des bas-fonds du Chili, enkystés de silence.
Roman féministe engagé, Même le froid tremble dénonce la réalité brutale d’un pays qui ignore et méprise les femmes. Les routes sont le territoire des hommes et de leur violence : le mal et les mâles y règnent. C’est pourtant bien dans ces étendues que les trois adolescentes s’aventurent. La narratrice y tisse et unit les récits de tous les destins féminins : jeunes étudiantes kidnappées et assassinées, filles perdues mineures des relais autoroutiers, strip-teaseuses urbaines, mères adolescentes, femmes violées…
Certaines sont des âmes en peine, errantes dans les enfers du désert d’Atacama, qui se rachètent dans un sabbatextatique à El Cielo. D’autres défilent tristement dans la longue litanie profane des martyres d’une société, escortées dans la ronde de la sororité par les figures tutélaires de la chanteuse et sainte populaire Gilda ou de la poétesse Violeta Parra.
Périple au centre du désir et relation intime d’un corps blanc égaré au cœur d’un racisme latent, le roman révèle les duperies d’une histoire chilienne encore prisonnière de ses mensonges. Dans Même le froid tremble, malgré le contexte post-dictatorial, les stigmates d’un passé traumatisant – les tourments de la conquête, du colonialisme, de l’influence du nazisme, de la dictature de Pinochet – sont encore présents. Néanmoins, dans « un pays où rien n’est impossible », le roman peut convoquer les marginaux de cette histoire pour représenter le Chili dans un défilé psychédélique de personnages inspirés non seulement du réel, mais aussi de l’imaginaire des contes et des mythes universels. Les tragédies quotidiennes se métamorphosent peu à peu en une épopée délirante ; une mythologie nouvelle tend subrepticement à hanter les routes, le désert et les villes.
Le lecteur reconnaîtra peut-être un cyclope scabreux, un démon exterminateur psychopathe, une Llorona vengeresse, des Circés protectrices et puis trois jeunes Parques, devenues, dans cette odyssée hallucinée, maîtresses de leur destinée. Elles écrivent désormais leur propre légende : pour échapper à l’intolérable et à l’intolérance, il faut bien se faire une place, quelque part, dans l’univers.
Dans Même le froid tremble, Nicole Mersey Ortega, née au Chili, fait le choix du français. Le roman propose une langue « syncrétique », très brute, imprégnée d’un espagnol chilien populaire. Dès lors, instrument de dédoublement et de libération de la parole, la langue française apparaît comme totalement décomplexée : l’irrévérence, l’obscénité même, et la poésie se côtoient dans une esthétique et une éthique militante. Les mots sont indignés, les mots sont révoltés. Même le froid tremble, titre menaçant et glaçant, devient alors un leitmotiv : il annihile la peur, efface les hontes et exalte toute revendication. Réflexion intime et politique, Même le froid tremble s’est finalement métamorphosé en un cri de résistance : la seule façon de se faire entendre, voire de se faire comprendre.
Nicole Mersey Ortega est née en 1982 au Chili. Après de courtes études d’histoire dans son pays natal, elle étudie pendant quelques mois le théâtre à l’école Jacques Lecoq ; puis, elle devient comédienne et intègre le compagnonnage au NTH8 à Lyon. Nicole M. Ortega vit aujourd’hui entre Santiago et Paris. Artiste aux multiples talents, elle est femme de théâtre et de cinéma : metteuse en scène, performeuse ou actrice. Chilienne d’origine mais autrice de langue française, Nicole Mersey Ortega s’est récemment tournée vers l’écriture. Après Mujeres Arañas, une nouvelle publiée dans le recueil Hold-Up 21 (2023), Même le froid tremble (2025) est son premier roman. Paru le 22 août 2025 en libraire, Même le froid tremble de Nicole Mersey Ortega est disponible aux éditions Anne Carrière.
Cédric JUGÉ
Même le froid tremble de Nicole Mersey Ortega, Éditions Anne Carrière, 208 p., 2024.