Photo : Salvador Melendez
En Amérique latine, plus de 34 000 enfants et adolescents sont actuellement privés de liberté, selon les chiffres publiés par l’UNICEF en juin 2024. Derrière ce chiffre massif se cache une réalité hétérogène, souvent tragique : des milliers de jeunes incarcérés pour des délits mineurs, enfermés dans des établissements surpeuplés, livrés à la violence, à l’oubli et parfois même au recrutement criminel. Face à cette situation, plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer l’impasse punitive et plaider pour une autre justice, tournée vers la réparation, la réinsertion et la prévention.
Un article d’El Pais sorti le 22 juin dernier, relate l’histoire d’Irvin Mendoza Rodríguez, jeune homme de 32 ans, qui illustre cette tension entre répression et résilience. Né dans un quartier pauvre de Chihuahua, au nord du Mexique, il tue pour la première fois à 16 ans, sous l’influence d’un gang. Onze morts plus tard, il est incarcéré dans un centre pour mineurs, puis transféré en prison pour adultes. Il y passera sept ans. Durant sa détention, il perd un œil, un rein et l’usage d’une jambe. Ce n’est qu’à sa sortie, grâce à une loi limitant la durée de détention des mineurs à cinq ans, qu’il commence une lente reconstruction. Aujourd’hui employé chez Walmart et père d’une petite fille, Irvin consacre une partie de son temps à alerter les jeunes de son quartier sur les pièges de la violence. Son parcours exceptionnel ne masque pas une réalité plus sombre : « 97 % de ceux qui étaient avec moi sont morts ou toujours en prison », dit-il.
Car malgré des avancées juridiques dans certains pays, la tentation de punir reste forte. En Colombie, après la tentative d’assassinat du sénateur Miguel Uribe Turbay par un adolescent de 14 ans début juin, une partie de la classe politique a réclamé un durcissement des lois : juger les mineurs comme des adultes, voire instaurer des peines de prison à perpétuité. Une logique que plusieurs pays de la région ont déjà adoptée. Au Salvador, l’état d’urgence instauré il y a trois ans a conduit à l’incarcération massive de plus de 84 000 personnes, dont au moins 3 300 mineurs. Le code pénal y autorise désormais à juger des enfants dès 12 ans comme des majeurs pour des crimes liés aux gangs.
Mais cette approche répressive suscite de vives critiques. « Il n’existe aucun lien entre l’abaissement de l’âge légal de la détention et la baisse des taux d’homicides », rappelle Kendra Gregson, spécialiste de la protection de l’enfance à l’UNICEF. Au contraire, souligne-t-elle, la prison compromet durablement le développement des enfants, leur santé mentale, leur accès à l’éducation et au travail. Souvent stigmatisés dès leur sortie, ils rechutent ou sont aspirés dans un cycle de violence. Au Salvador, par exemple, de nombreux jeunes incarcérés pour des délits mineurs sont recrutés à l’intérieur même des prisons par les gangs qu’ils étaient censés fuir.
À contre-courant de cette dynamique punitive, certains plaident pour une justice plus réparatrice, centrée non sur la punition, mais sur la responsabilisation, la réparation des torts et la réinsertion. Cela passe par des mesures alternatives à la prison : travaux d’intérêt général, probation, accompagnement psychologique, excuses formelles. Au Mexique, une législation adoptée en 2016 a constitué une avancée majeure : elle limite la durée de détention des mineurs, impose un suivi éducatif individualisé et reconnaît les adolescents impliqués dans la criminalité organisée comme des victimes, avant d’en faire des coupables. Une approche saluée par la chercheuse Corina Giacomello, mais encore insuffisamment appliquée dans les faits. « Même avec un cadre juridique protecteur, les centres de détention restent violents, désorganisés, et peu orientés vers la réinsertion », déplore-t-elle.
Pour les spécialistes, c’est tout un système de représentations qu’il faut déconstruire. « Ces enfants sont aussi des victimes », insiste la psychologue salvadorienne Jeannette Aguilar. Victimes de la pauvreté, de l’abandon, du recrutement criminel, mais aussi de la stigmatisation sociale qui les enferment dans un rôle prédéfini. « L’adolescence est une période-clé dans la construction de soi. Si les seuls modèles valorisés sont ceux des gangs ou des trafiquants, alors ces identités déviantes deviennent des refuges. »
Dans cette perspective, la répression ne peut être une réponse suffisante. Elle est parfois une fuite en avant, une manière de satisfaire l’opinion publique en quête de sécurité sans s’attaquer aux causes profondes de la violence. Le cas du Pérou en est un exemple : en mai dernier, une loi a abaissé l’âge de responsabilité pénale de 18 à 16 ans pour certains crimes, dans un contexte de forte insécurité. Une mesure critiquée par plusieurs juristes, qui rappellent que les comportements violents à l’adolescence sont encore malléables. « Le régime pénal spécial permet à l’État de travailler avec ces jeunes avant qu’ils ne soient perdus », souligne l’avocate Beatriz Ramírez Huaroto.
Car en définitive, la question reste ouverte : veut-on enfermer des enfants pour ce qu’ils sont devenus, ou les accompagner vers ce qu’ils pourraient être ? Irvin, lui, n’attendait plus rien de personne. S’il s’en est sorti, ce n’est pas grâce à la prison, mais malgré elle. « On ne m’a offert aucune aide. Personne ne voulait me parler. Je leur faisais peur. » Aujourd’hui, il suit une thérapie et espère un jour devenir père à nouveau. Son histoire est une exception. Elle montre surtout à quel point les règles du jeu, pour la majorité des enfants incarcérés en Amérique latine, sont toujours faussées.
Andréa ELIA