Totalement inconnu en France, Haroldo Conti est à rattacher, au même titre que ses compatriotes argentins Rodolfo Walsh, Antonio Di Benedetto ou Juan José Saer, à la grande littérature du XXe siècle et à ses questionnements. Digne des grands romans du « boom » latino-américain, En vie conte les tristes errances de son protagoniste Oreste Antonelli, au gré de paysages urbains aliénants. Le roman n’était pas encore traduit en français ; c’est désormais chose faite grâce aux éditions L’atinoir.
Photo: L’atinoir
Haroldo Conti est né en 1925 à Chacabuco, dans la province de Buenos Aires en Argentine. Diplômé en philosophie, il fut respectivement instituteur, professeur de latin, employé de banque, pilote d’avion, marin, nageur et scénariste. Le 4 mai 1976, peu après le coup d’État militaire, Haroldo Conti est enlevé. Il est interné dans le centre clandestin d’El Vesubio, puis assassiné.
Après Sudeste (1962) et Alrededor de la jaula (1966), En vie est le troisième roman de Conti. Publié en 1971, un jury, composé entre autres de Gabriel García Márquez et de Mario Vargas Llosa, lui a attribué le prix Barral la même année. Il a aussi écrit des nouvelles qu’il a réunies dans plusieurs recueils (Todos los veranos, 1964 ; Con otra gente, 1967 ; La balada del álamo carolina, 1975), avant d’obtenir le prix Casa de las Américas pour son quatrième et dernier roman, Mascaró, el cazador americano, en 1975.
En vie, 1971/2025
Sait-on vraiment qui est Oreste Antonelli ? Nul doute qu’il est ce personnage énigmatique et assez intrigant qui structure le roman En vie d’Haroldo Conti, mais que sait-on vraiment de sa vie ? Peu de choses certainement : qu’il a eu une enfance visiblement heureuse, qu’il a eu des enfants d’une certaine Luisa, qu’il travaille pour la revue La Prensa Agraria, qu’il vit à Buenos Aires, qu’il partage désormais sa vie avec une femme nommée Margarita. Oreste Antonelli est en fait une sorte d’âme en peine caractérisée par l’errance, qui arpente tel un vagabond les faubourgs de Buenos Aires. Il rend compte de ses rencontres avec Pino, Sixto, Paco, etc., personnages des marges urbaines, hors-la-loi, petits employés insignifiants ou prostituées. Sa vie passe au gré des rues, dans une itinérance constante à pied, en bus ou en train : Oreste Antonelli raconte la rupture irrémédiable de l’individu avec un contexte urbain devenu aliénant et hostile.
Dans En vie, Oreste Antonelli n’a jamais de destination précise. De jour comme de nuit, la ville, labyrinthique, le happe. Le fleuve Paraná et son delta rythme sa vie. Il décrit avec minutie sa ville natale et les personnes qui y survivent. Les descriptions du paysage urbain se succèdent : les jardins, les maisons, les bars, les bistrots, les immeubles se mêlent aux rues, aux rails, au fleuve et au ciel. Le roman croule sous les toponymes, noms de quartiers, d’avenues et de rues, symboles de l’égarement de l’individu, pourchassé par la fatalité et pourtant en quête d’une existence éventuelle ou possible. La réalité est souvent répugnante, mais elle est digne d’être décrite et doit être vécue : l’homme y a visiblement une place, malheureusement inconsistante, incohérente.
En vie est un roman sans chronologie, où le protagoniste, d’âge mûr, conjugue l’abîme séparant les temps heureux de l’enfance et l’incertitude pesante des lendemains, où la maladie et la mort sont aux aguets. Dans une atmosphère de décadence parfaitement distillée, malgré l’apparente fixité absolue du temps, la narration laisse transparaître les changements parfois absurdes du monde et nous chante subtilement que « C’est la vie ». Se laissant guider par les rumeurs de la conscience et se confrontant à la solitude infinie, l’errance impose la compagnie d’amis souvent décrépits et le vagabondage peut ainsi planter les racines du récit et de ses fragments dans les chemins poussiéreux du souvenir. C’est ainsi que l’écriture d’Haroldo Conti acquiert sa profondeur : la tristesse, la souffrance et le malheur se fondent dans une énumération et une accumulation d’expériences vives. Oreste Antonelli, le personnage, peut alors se construire en contournant les descriptions urbaines aliénantes, dans une volonté créatrice qui met en évidence ce qui résiste malgré tout au passage accablant du temps et de l’oubli : les rumeurs, les histoires, la musique, l’amitié, l’amour et l’écriture.
Dans En vie, par la lucidité amère d’une prose intense filée de tendresse ou d’humour, Haroldo Conti sublime les déchirements existentiels de notre condition. Son roman est un véritable exercice de style qui, par la fulgurance de certains passages, prouve bien que l’écrivain argentin n’avait rien à envier à ses prédécesseurs ou à ses contemporains. À l’instar d’un Onetti ou d’un Cortázar, En vie démontre qu’Haroldo Conti avait lui aussi su créer un univers magistral qui lui est propre.
Cédric JUGÉ
En vie de Haroldo Conti, traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Aubergy, Éditions L’atinoir, 218 p., 2025.