« La disparition d’Aristoteles Sarr » de l’écrivain français Pierre Corbucci au cœur d’une vallée sud-américaine

Le jeune lieutenant Aristoteles Sarr remonte en train une vallée sud-américaine avec pour mission de créer une piste d’atterrissage en pleine forêt vierge. Elle sera très utile, entre autres avantages de la modernité, au notable du coin propriétaire d’une plantation d’hévéas. La Première Guerre mondiale vient de se terminer et on vient de découvrir les vertus du caoutchouc, en particulier pour les pneumatiques. Le maître des lieux se nomme Casar mais préfère se faire appeler César, c’est tout dire. Pierre Corbucci est un de nos auteurs invités aux Belles Latinas de novembre prochain.

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L’enthousiasme naïf d’Aristoteles fait plaisir à voir : la forêt vierge, dans laquelle il met les pieds pour la première fois, est à lui, il va triompher du relief, des arbres, des serpents et des insectes. Est-ce le charme sournois de la jungle ? Notre Aristoteles se met à faire de drôles de rêves dans lesquels s’éveillent des désirs nouveaux que sa bonne éducation avait écartés jusque là, il se met à avoir des visions : ces ombres qui semblent l’observer dans le rêve seraient-elles celles des dieux locaux, amicaux ou menaçants, nul ne le sait.

D’ailleurs on peut lire les commentaires distanciés de voix qui jouent le rôle du chœur antique, dans un décor séduisant et inquiétant : la forêt équatoriale est un personnage à part entière dans le récit : elle fascine le jeune lieutenant qui a toujours vécu en ville et elle l’effraie, l’attirance un peu folle devient invincible. Pierre Corbucci donne une vision à la fois fantasmée et très réaliste de ces espaces sans jamais de soleil (le feuillage le cache en permanence), dans lequel la vue est réduite à quelques mètres seulement mais dont l’immensité, qui semble infinie, se manifeste par des bruits souvent mystérieux, par des jeux de lumière et d’humidité. Et se pose la question : les esprits qui peuplent la forêt accepteront-ils la mort de milliers d’arbres pour permettre au jeune étranger de créer sa piste d’atterrissage ? 

Au centre des vastes terrains, jungle et plantations d’hévéas qui font la prospérité de la famille Casar, a été édifié un vaste palais sur le modèle de la Domus Aurea de Néron. Paradoxalement Casar se prétend socialiste, il applique globalement une sorte d’esprit communiste sur ses terres. S’y côtoient des péons dont la vie, malgré les idées du maître, n’est pas idyllique, des domestiques indiens pour le palais et sa famille, ses trois fils dont l’un vient de disparaître dans la forêt et le cadet, d’une beauté qui trouble les autres hôtes du lieu.

La vie quotidienne se déroule avec lenteur dans la propriété, on s’ennuie, mais la sorcellerie indienne s’insinue, discrète, et agit en silence. Le danger vient-il de la magie ou de la seule jungle ? Aristoteles, peu armé contre elle de par son éducation, devra affronter les deux. Les sujets qui ont intéressé l’auteur et qui intéressent le lecteur sont nombreux, les sortilèges de la forêt, la lutte (traditionnelle dans la littérature latino-américaine) entre civilisation et « barbarie », l’évolution psychologique des personnages, les rapports sociaux et raciaux dans les grandes propriétés, on lit aussi un roman d’aventures, d’initiation, un peu fantastique. Malgré cette richesse et malgré une fin un peu excessive dans ses débordements familiaux, rien n’est lourd, tout s’équilibre, faisant de La disparition d’Aristoteles Sarr une lecture passionnante.