Venezuela : une émigration à plusieurs visages – Cartes postales 3

En 2024, le Venezuela,  État autoritaire et violent, poursuit la politique ultra-libérale mise en œuvre à partir de 2019. Chômage, hyperinflation, pénuries, insécurités et pauvreté ont provoqué, depuis 2014, une émigration d’une ampleur rarement observée en temps de paix. Aujourd’hui, malgré la dollarisation de l’économie, la baisse relative de l’inflation, des taux de change presque maîtrisés et la fin des pénuries,  l’émigration se poursuit. Disparate à l’intérieur, dispersé aux quatre coins du monde, le pays réel a plusieurs visages  dont certains ont le sourire de l’inaltérable espoir.

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L’espoir des Vénézuéliens ne repose pas sur les élections présidentielles prévues en 2024. Beaucoup désespèrent de la voie démocratique du fait du suffrage empêché et truqué. Contre toute attente, il y a chez certains interlocuteurs la fascination pour ceux des leaders latino-américains qui renversent la table : le président argentin Javier Milei, sur la lutte contre le « socialisme » et le poids de l’État ou le président salvadorien Nayib Bukele sur sa lutte radicale contre le crime organisé, en rupture avec l’État de droit. Constat amer : aucun interlocuteur, bien informé ou non, ne croit en la possibilité, à court terme du moins,  d’une transition démocratique. Certains rappellent que la démocratie n’a été qu’une parenthèse dans la vie du pays depuis son processus d’indépendance commencé dans la première moitié du XIXe siècle. D’autres, plutôt entrepreneurs et propriétaires de biens, proches ou non du pouvoir, n’aspirent qu’à l’ordre, à la sécurité et à la stabilité économique, même au prix de la liberté, hormis la liberté d’entreprendre.

 Les Accords de La Barbade[1] signés entre le gouvernement de Nicolás Maduro et un groupe de partis d’opposition (la Plateforme unitaire) ont pourtant pour finalités les garanties électorales et la liberté de faire la campagne présidentielle 2024, en toute sécurité. Parmi les garanties électorales incluses dans l’accord figure l’engagement de proposer au Conseil national électoral d’organiser l’élection présidentielle « au cours du second semestre de 2024 ».  C’est chose faite : le scrutin se tiendra le 28 juillet, date de la naissance de l’ex-président Hugo Chávez (1999-2013), dont Nicolás Maduro se réclame de manière incantatoire.

  Dans les négociations de La Barbade, il a été également convenu de mettre à jour le registre électoral permanent. Il concerne environ trois millions de jeunes au Venezuela qui n’ont pas pu s’inscrire sur les listes électorales et participé aux scrutins dans leur pays. Des sans-visages, des non-citoyens. L’accord prévoit également l’organisation de « journées de mise à jour à l’étranger » pour les Vénézuéliens émigrés, « un détail » considérable car les agences de l’ONU estiment qu’il y a près de huit millions de migrants et de réfugiés vénézuéliens dans le monde. Le gouvernement peut négliger, à son avantage, ces Vénézuéliens qui ont voté avec leurs pieds, la faim et la peur au ventre, en quittant avec regret leur pays natal. Les démarches d’inscription des réfugiés à l’étranger, souvent sans papier, sans moyens et parfois clandestins,  ont un coût que la plupart ne pourront pas  assumer. Par exemple, en France, la section consulaire vénézuélienne est seulement à Paris, sans extension à Marseille ou Lyon, seconde et troisième ville française. Sans vote à distance, combien de citoyens pourraient -ils se payer le déplacement à Paris ? Il est probable qu’ils resteront des citoyens effacés comme ils l’ont été dans leur propre pays.

En février 2024, la date des élections n’est pas encore annoncée mais le président est déjà connu depuis plus d’un an. Peu importe son nom. Maduro s’amuse même à annoncer le chavisme sans fin : « Nous sommes une réalité au Venezuela : le chavisme, le bolivarianisme, sont une réalité puissante au Venezuela, au-delà de Nicolás Maduro » dit-il à Ignacio Ramonet[2] dans un entretien d’une remarquable complaisance.  « L’échéance électorale est une étape-clé mais elle ne changera rien.  Ce sera Maduro » me dit un interlocuteur à Caracas, averti des manœuvres du pouvoir. Maduro briguera donc un troisième mandat et ne quittera pas son siège occupé depuis 2013. En outre, les garanties électorales de l’Accord de La Barbade sont assez floues pour permettre au pouvoir d’écarter tout candidat qui présenterait un danger pour lui. Il est aisé à ce pouvoir sans limite de disqualifier sans tarder n’importe qui pour tout mandat électif, avec des accusations lourdes et sans appel. Dans un pur registre populiste Maduro déclare : « Nous sommes le peuple au pouvoir.Bien ou mal, nous gagnerons les élections »[3].

Maria Corina Machado, massivement élue lors des primaires de l’opposition organisées en octobre 2023[4]ne figurera  donc pas dans cette compétition présidentielle. À Caracas, beaucoup pensent qu’elle aurait été largement victorieuse. Peu de recours sont envisageables sauf une énorme pression internationale de ses alliés et, de toute façon, rien ne laisse penser que le Venezuela accepterait une sentence d’une instance non-vénézuélienne, Cour ou Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) – deux piliers du système juridique de l’O.E.A dénoncés dès 2012 par Chavez.

Leopoldo Lopez, un des leaders de l’opposition, réfugié en Espagne, continue de réclamer des garanties pour qu’une transition démocratique puisse se réaliser. Il réitère sa demande à l’occasion de l’arrestation de Rocio San Miguel, figure respectée de la société civile vénézuélienne, spécialiste de la défense des droits humains mais aussi spécialiste des questions militaires.Elle est accusée de « trahison de la patrie, conspiration, terrorisme et association de malfaiteurs ». Madame San Miguel a été arrêtée vendredi 9 février, à l’aéroport Simon-Bolivar de Caracas, juste avant de prendre un avion pour Miami en compagnie de sa fille. « Cette arrestation est un message adressé aux militaires plus qu’à l’opposition » me confie un diplomate.  Les Vénézuéliens savent que les dés sont pipés, que les Accords de la Barbade ne sont pas conclusifs et que Maduro trompe tout le monde, sauf son petit monde militairo-civil.

Pourtant, dans son exil forcé, Leopoldo Lopez n’a de cesse de marteler : « Il vaut la peine de rêver à un Venezuela libre » .  Intellectuels, artistes, universitaires, ingénieurs, médecins et scientifiques, entrepreneurs, médiateurs culturels, représentants d’ONG et d’associations : ils sont nombreux à vivre l’exil. Loin de leur pays et de sa lumière, de sa luxuriance, de ses couleurs et de ses saveurs, loin d’une manière d’être singulière et chaleureuse, tous réalisent qu’ils sont résolument Vénézuéliens. Ailleurs, aux États-Unis en Europe et surtout en Amérique latine, des Vénézuéliens anonymes et des personnalités maintiennent vivantes la mémoire et la réalité d’un autre Venezuela. Ici, là-bas et maintenant, ils entretiennent la flamme de l’espoir. Par la plume, le crayon, le pinceau, le clavier et la voix, ils reprennent à leur manière le mantra du poète et philosophe persan Hafez, en disant à leurs sœurs et frères vénézuéliens et à ceux qui veulent bien  les entendre : « il n’existe pas de chemin sans terme. Ne sois pas triste. »


[1]    . l’ accord est parrainé par la Norvège depuis 2021 et a été accompagné par  la Colombie, le Brésil, les États-Unis,  l’Union européenne, la France, l’Argentine, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, a Russie, le Mexique.

[2]    « 2023, l’heure d’un monde nouveau » : l’interview de Nicolas Maduro par Ignacio (…) – Mémoire des luttes (medelu.org) , 4 janvier 2023 

[3]    Déclaration faite  dimanche 4 février, déclarait devant un parterre de militants socialistes.

[4]    Pus de deux millions de voix et 92 % des suffrages.