Les femmes afro-descendantes à la conquête de l’espace politique en Amérique latine

Depuis une dizaine d’années, le mouvement de défense des droits des femmes noires se muscle face aux discriminations et se fait de plus en plus audible. C’est le fruit d’une très longue lutte qui peut remonter jusqu’à l’époque de l’esclavage. L’arrivée de Francia Marquez à la vice-présidence de la Colombie, et celle d’Epsy Campbell au même poste au Costa Rica, cinq années plus tôt, témoignent d’une véritable avancée pour une population longtemps marginalisée, même si beaucoup reste à faire.

Photo : Paquitas

« Je jure devant mes ancêtres de respecter les lois de la Colombie et je promets de m’employer à ce que la dignité pour tous devienne une habitude ». C’est avec ces mots que Francia Márquez est devenue la première vice-présidente de gauche, noire, féministe et militante des droits des afro-colombiens. Du jamais vu. Toute sa tenue criait ce bouleversement dans un pays historiquement dirigé par les partis conservateurs : ses boucles d’oreille reproduisaient les contours du continent africain, sa robe signée Esteban Sinisterra Paz, un jeune créateur très inspiré par la mode afro-colombienne, rappelait les couleurs du Pacifique colombien, sa région d’origine.

Mais rien d’inhabituel dans la garde-robe de la femme la plus puissante de la Colombie, car elle n’a jamais cessé de porter les couleurs de ses « ancêtres ». Ubuntu ne répète-t-elle pas sans cesse : « Je suis parce que nous sommes » ? Ce « nous », ce sont aussi toutes les femmes afro-colombiennes qui ont savouré ce moment qui, hier encore, semblait si lointain. Une femme qui leur ressemble et qui les représente. « La visibilisation est très importante. Avoir une vice-présidente en Colombie, et avant cela au Costa Rica, envoie un message très important. C’est un pas supplémentaire vers une plus grande participation politique des femmes afro-descendantes », analyse Shirley Campbell Barr, anthropologue, activiste, poétesse, et une des figures les plus emblématiques de la lutte des femmes afro-descendantes de la région.

Combattre l’héritage colonial

Depuis l’esclavage de l’époque coloniale, à la fin du XVe siècle, et jusqu’aux mouvements d’indépendance du XIXe siècle, la conscience d’une identité noire s’affirme. « Puis, dans les années 1920, dans des villes comme São Paulo, au Brésil, des groupes d’hommes noirs publient leurs propres journaux pour parler de et pour la population noire. Les femmes s’investissent aussi pour défendre leurs droits », raconte l’anthropologue Peter Wade de l’université de Manchester, qui a étudié de très près le concept de « race«  en Colombie et le racisme en Amérique latine.

Avec la Colombie, le Brésil est d’ailleurs un des pays le plus avancé en matière de lutte contre la discrimination. C’est aussi, statistiquement parlant, le pays de la région qui compte la population noire la plus importante. Les raisons : contrairement aux autres pays latino-américains, le Brésil n’avait pas une population indigène sédentaire assez nombreuse pour travailler les terres. Les Portugais ont fait donc venir en grand nombre des esclaves africains en provenance des autres colonies qu’ils possédaient.

Mais cette importance numérique n’explique pas totalement la vigueur des mouvements d’émancipation : « C’est le pays où la recherche universitaire s’est intéressée le plus tôt aux questions de racisme, d’exclusion, d’inégalités. C’était pendant les années 1950. Cette production de connaissances va de pair avec le recensement de la population et inclut très tôt dans le XXe siècle des questions sur la ‘couleur’ », explique Peter Wade.

Le recensement, arme fatale contre la discrimination

Car compter est essentiel, selon Shirley Campbell : « Nous avons des statistiques officielles plus claires qui montrent la situation réelle des populations noires. Les systèmes de recensement, dans nos pays, font état désormais de la population afro-descendante. C’est ainsi que le sentiment d’autodétermination a pris une énorme importance. Les chiffres parlent et nous disent que cette population est marginalisée. Quand nous prenons conscience de qui nous sommes et de nos défis, nous pouvons commencer à travailler pour résoudre les problèmes ».

Pour comprendre l’essor de ces groupes de pression, il faut comprendre « le rôle des femmes noires, leur expérience de l’esclavage, puis de la servitude et de la discrimination, qui les poussent à développer des mécanismes de protection et des techniques de résilience. Ce qui crée une tradition d’autonomie », rappelle Peter Wade.

« C’est le mouvement le plus organisé de femmes et le plus international,ajoute la poétesse.C’est en 1992 que le Réseau de femmes afro latino-américaines et de la diaspora a été créé en République dominicaine, dix ans après une réunion capitale de femmes afro- descendantes à Cuba ».

La même année, la Journée internationale de la femme afro-descendante a été déclarée. Epsy Campbell, sœur de Shirley et future vice-présidente du Costa Rica, a dirigé l’organisation entre 1997 et 2001. « La politique ne se transforme pas seule. Seuls les mouvements sociaux et les revendications de la population obtiennent de véritables transformations », écrit celle qui a porté le projet de déclarer le 31 août comme la Journée internationale des afro-descendants en 2020.

Ce sont, effectivement, les mouvements de défense des terres contre l’extractivisme et la spoliation qui se sont peu à peu enrichis de demandes plus spécifiques liées au racisme et au sexisme. « En Amérique latine, les femmes indigènes et afro-descendantes ont payé le prix fort des conflits armés […]. Elles sont victimes de déplacement forcé, de violences sexuelles, de persécution politique parce qu’elles défendent leurs terres ancestrales. L’impact de ce phénomène doit nous forcer à considérer les spécificités de leurs expériences », souligne dans ses publications Mara Viveros Vigolla, professeure à l’Université nationale de Colombie. Sa recherche porte sur le rapport entre racisme et État, ainsi que sur les différents types de masculinité. C’est justement en défendant l’accès à l’eau pour sa communauté, victime de la violence et de l’exploitation minière illégale, que Francia Márquez s’engage dès son plus jeune âge. Nous sommes dans les années 1990, une décennie très sombre dans ce pays, qui marque aussi un tournant dans la reconnaissance de la population noire.

D’après TV5 Monde