Comment le juge Juan Guzmán a réussi à inculper le général Augusto Pinochet

Le juge Juan Guzmán, connu comme le seul magistrat qui a réussi à inculper le général Pinochet, raconte[1] que sa vie a basculé le 12 janvier 1998 lorsqu’il reçoit sur son bureau un document signé Gladys Marín Millie, alors secrétaire générale du Parti communiste chilien. Gladys Marín dépose une plainte visant le général Augusto Pinochet pour l’enlèvement et l’assassinat de son mari Jorge Muñoz dans le dossier connu comme Rue Conferencia.

En avril 1976, après avoir torturé un militant communiste, la DINA, la police secrète de Pinochet, apprend que le Comité central du Parti Communiste (PC) clandestin va tenir le 4 mai, une réunion secrète au numéro 1587 de la rue Conferencia. Elle lui tend un piège. Les douze membres du Comité central sont capturés les uns après les autres, torturés pour obtenir des noms, et disparaissent. Jorge Muñoz est l’un d’entre eux. En étudiant le dossier, le juge est épouvanté. Il raconte que, après avoir entendu les premiers témoignages et visité les lieux clandestins où l’on enfermait les prisonniers, sa vie a changé  lorsque où l’on enfermait les prisonniers. « Lorsque j’ai commencé à prendre connaissance des méthodes de torture et d’extermination, des exécutions sommaires de tant de victimes. Lorsque j’ai entendu les aveux des hommes qui avaient participé à ces exécutions qui m’expliquaient comment et où cela s’était passé et le nombre de leurs victimes. Lorsqu’ils me disaient de qui ils recevaient les ordres. Lorsqu’ils me montraient comment ils avaient pointé leur fusil sur chaque prisonnier[2] ». Le 22 janvier 1998, une nouvelle plainte est déposée contre le général Augusto Pinochet pour l’assassinat de 14 personnes à Antofagasta, dans le grand nord chilien. Le 25 juin, c’est l’Association des familles des exécutés politiques qui dépose plainte pour vingt-six assassinats à Calama (région d’Atacama). Ces deux dossiers concernent un épisode de la répression connu comme « la Caravane de la mort ».

Quinze jours après le coup d’État, le général Pinochet organise une mission composée d’officiers de haut rang[3], commandée par le général Arellano Stark. Il s’agit « d’accélérer les procès » des gens que les militaires avaient arrêtés parce qu’ils étaient considérés comme membres ou proches de l’Unité populaire du président Allende ou comme « subversifs ou marxistes ». Des dizaines de personnes avaient ainsi été détenues et condamnées de dix jours à dix ans de prison pour leur appartenance ou conviction politique. La mission d’Arellano Stark était de « vérifier » ces procès. La Caravane voyage du sud au nord du Chili dans un hélicoptère Puma de construction française. À chaque régiment dans les villes étapes, le général Arellano demande à relire le dossier des détenus, coche le nom de certains d’entre eux, à charge pour ses subalternes de réviser le procès. En réalité, tous les prisonniers dont les noms ont été cochés par le général sont extraits de force de leur prison et froidement exécutés.  En un mois, la Caravane laisse derrière elle 75 prisonniers tués, certains abandonnés dans les couloirs de l’hôpital local (à Antofagasta) ou dans le désert (à Calama) où on ne les a jamais retrouvés…

Comme toutes ces plaintes visent le général Pinochet, autoproclamé sénateur à vie après la fin de la dictature (mars 1990) et bénéficiaire du statut « d’ancien président » en vertu d’un décret signé par lui pour lui, la justice décide de les rassembler en un seul dossier et d’en confier l’instruction à un seul magistrat : Juan Guzman. Il devient ainsi le juge en charge des dossiers des violations des droits humains commises durant le régime militaire. Pour instruire le dossier, le juge est confronté à un obstacle de taille : la loi d’amnistie décrétée par la Junte militaire. Le 18 avril 1978, le régime avait promulgué le décret-loi 2191 qui amnistiait tous les crimes commis au Chili entre le 11 septembre 1973, jour du coup d’État, et le 12 avril 1978. Cela garantissait l’impunité totale de tous les assassinats et les disparitions forcées commises par les agents de la dictature pendant cette période, ce qui incluait donc la disparition forcée de Jorge Muñoz.

L’obstacle principal reste le décret-loi 2191 d’amnistie de tous les crimes. Un débat traverse la magistrature : le décret s’applique-t-il dès le dépôt d’une plainte ou après que les auteurs ont été identifiés ? La loi d’amnistie s’applique-t-elle à un assassinat ou à son auteur ? Une nouvelle doctrine prend forme : rien n’empêche un magistrat de faire la lumière sur les cas d’homicides ni d’établir les responsabilités même si les procédures donneront finalement lieu à l’application de l’amnistie. Le décret-loi n’empêche donc pas que les auteurs soient désignés ! Mais, raconte le juge dans son livre, « quelle infraction pénale invoquer dès lors que les cadavres des victimes ne peuvent pas être localisés ? En droit chilien, cela s’appelle une séquestration. Cette privation illégale de liberté continue de produire des effets à long terme puisqu’il est impossible de prouver qu’elles sont mortes ni de savoir en cas de décès, si celui-ci s’est  produit ou non dans des délais fixés par la loi d’amnistie. »

Le juge prend alors de grandes décisions : il accepte la plainte de Gladys Marín contre Pinochet, arrête les officiers de la Caravane de la mort et … affronte la colère des militaires et des partis de droite. L’armée dépose immédiatement un recours devant la Cour d’appel puis devant la Cour suprême. Mais, surprise, ces deux cours confirment l’argument clé du juge : la séquestration continuant à produire des effets dans le présent, elle échappe à la loi d’amnistie. Une jurisprudence est née. Les officiers sont emprisonnés. Dans son livre, Juan Guzman décrit les pressions « amicales » mais surtout menaçantes qui lui sont destinées, à tel point que lui et sa famille sont placés sous protection policière rapprochée. Mais, nous dit le juge « Depuis que j’avais pris conscience de mon véritable devoir, j’étais devenu un homme plus libre, sans attaches, pour défendre l’honneur de la Justice, et le mien finalement. (…) Aux yeux de la bonne société chilienne, je me devais d’être de droite, catholique, patriote, respectueux de l’ordre et de l’uniforme. Il existe des lois non écrites, des réflexes de classe, des tabous.  Je les ai transgressés… »

 Fin 1998, le général Pinochet se rend incognito en Grande-Bretagne pour affaires (militaires). Une hernie discale l’oblige à être hospitalisé et opéré. En Espagne, le juge Baltazar Garzón demande son extradition au gouvernement britannique pour que le dictateur puisse être jugé en Espagne pour crimes contre l’humanité. La France et la Belgique font la même demande. Après 503 jours de détention à Londres, la Cour des Lords (plus haute juridiction britannique) autorise son extradition mais le ministre de l’Intérieur (Home Office) Jack Straw, prétextant une mauvaise santé du dictateur, le laisse rentrer au Chili. A peine son fauteuil roulant posé sur le tarmac de l’aéroport de Santiago, Pinochet tel Lazare, se relève et marche triomphalement vers ses partisans qui se vantent : « On a bien roulé les Anglais ! »

La joie du général est de courte durée. Le jour même de son arrivée, les avocats des familles des victimes de la Caravane de la mort sollicitent la levée de son immunité parlementaire de sénateur à vie, préalable indispensable à une inculpation. Le 6 mars 2000, le juge Guzman demande à la Cour d’appel la levée de l’immunité parlementaire du « sénateur » Pinochet dans le cadre de 18 cas de séquestration permanente (cas Calama). Le 5 juin, par treize voix contre neuf, la Cour d’appel donne son accord. Le 8 août, par quatorze voix contre six, non seulement la Cour suprême autorise la levée de l’immunité de Pinochet mais ajoute qu’elle devrait s’appliquer aux 57 cas d’homicides commis par la Caravane de la mort pour lesquels les corps avaient été retrouvés.

 Le 1er décembre 2000 est un jour historique : le juge inculpe le général Pinochet en tant qu’auteur intellectuel des 57 homicides et 18 séquestrations commis par la Caravane de la mort, et le place en détention domiciliaire. Coup de théâtre : la Cour d’appel annonce que cette inculpation n’est pas valable car le juge aurait dû d’abord réaliser un interrogatoire. La Cour suprême confirme : non seulement le juge doit procéder à un interrogatoire préalable dans un délai de 20 jours, mais il doit auparavant évaluer l’état de santé mentale du général (obligatoire pour toute personne inculpée de plus de 70 ans d’âge).

Le juge doit alors à nouveau subir les pressions de ses collègues (« Ne te mêle pas de ça », « Laisse tomber pour ta propre tranquillité ») et même de parlementaires issus de la Concertation des partis pour la Démocratie, une alliance de plusieurs partis de centre gauche à centre droite au pouvoir depuis la fin de la dictature : « À les entendre, l’état de santé de l’ancien chef de la junte militaire représentait une porte de sortie honorable pour chacun… » Mais le juge décide de poursuivre son instruction. Il convoque le général pour un examen neuropsychologique devant se tenir le 2 janvier 2001 à l’hôpital militaire de Santiago. Pinochet refuse de s’y rendre et, méprisant totalement le juge, s’en va en vacances sur une plage de la côte Pacifique. Bienveillant, le juge émet une deuxième convocation, pour le 10 janvier.  Cette fois, Pinochet s’y rend. Les experts[4] diagnostiquent « une démence légère à modérée ». Dans une lettre adressée aux avocats des plaignants, le professeur Fornazzari remet ses conclusions : « Je peux affirmer, d’un point de vue essentiellement médical que tant que les conditions intellectuelles, cognitives, mentales et particulièrement émotionnelles et physiques présentées par le patient, permettent qu’il puisse être interrogé ». Ce qui permet de convenir d’une date pour l’interrogatoire quelques jours plus tard. En vertu des privilèges accordés aux anciens présidents (il n’y en a qu’un : Pinochet), c’est au juge à se déplacer vers l’endroit choisi par le général. Il choisit son domicile de Santiago.

 Juan Guzmán raconte : « Ce fut la situation la plus délicate de ma carrière. Certains au Chili attendaient ce moment depuis près de 30 ans. L’homme qui avait renversé Allende dans le sang comparaissait devant un magistrat comme n’importe quel justiciable (…) Accompagné du greffier et de la secrétaire de la Cour, je rentrai dans le salon où m’attendait le général Pinochet (…) L’audition fut brève, trente minutes. Je posai une douzaine de questions et constatai que mon interlocuteur jouissait d’une bonne mémoire. Il me faisait l’impression d’un individu très éveillé, aux capacités intellectuelles intactes.  Ses avocats firent irruption en me disant que le général était très fatigué. Je m’installai à une table avec le greffier dans la pièce d’à côté pour rédiger le compte-rendu. Et je vis le général quitter sa chaise et gagner l’autre bout du salon en marchant très rapidement, avec aisance, tout juste un peu voûté. Je me dis que cet homme était vraiment mal conseillé pour montrer ainsi au magistrat venu l’interroger une facette de sa duplicité … »[5]

 Le général signe sa déposition sans la relire et le juge se retire. Pour méditer en paix ses prochains pas, le juge part trois jours en retraite dans une communauté Schoenstadt, une congrégation de séminaristes. Pendant son séjour, il regarde l’émission de télévision durant laquelle le général Joaquín Lagos Osorio, ancien commandant de la place militaire d’Antofagasta, décrit le massacre des prisonniers lors du passage de la Caravane de la mort dans son régiment : « J’avais honte de voir le corps des victimes. Ils étaient en morceaux, ce n’étaient plus des cadavres humains (…) Leurs yeux avaient arraché à l’aide de couteaux courbes ; leurs mandibules cassées, les jambes brisées. Les meurtriers se sont acharnés… »

Les dénonciations de barbarie de la part d’un haut officier de l’armée confirment ainsi l’opinion du juge. Le 29 janvier 2001, il inculpe de nouveau le général Pinochet toujours pour 57 cas d’homicides et 18 séquestrations. Les avocats du dictateur font appel, argumentant la mauvaise santé du général. Le 9 juillet 2001, la sixième chambre de la Cour d’appel accède à la requête des avocats et prononce le classement temporaire des poursuites engagées contre le général, « jusqu’à récupération complète du patient », ce qui est évidemment hautement improbable. Les familles des victimes font appel devant la Cour suprême. Le 1er juillet 2002, la Cour suprême casse l’arrêt de la Cour d’appel et prononce le classement définitif des poursuites judiciaires contre le dictateur.

C’est une énorme déception pour les familles des victimes et les associations de défense des droits humains partout dans le monde. L’important est que l’ampleur des horreurs est maintenant bien établie. Les instructions concernant les auteurs des enlèvements, des tortures, des assassinats et des disparitions sesont poursuivies. Des dizaines de militaires, de policiers et quelques tortionnaires civils passeront leur vie en prison. Le général Pinochet meurt en décembre 2006.Le juge Juan Guzman passe ainsi à la postérité pour avoir été le seul magistrat à oser inculper un des pires dictateurs de son époque.  Il me confia un jour, et le confirme dans son livre : « Ce que doit être un juge ? Un professionnel du droit honnête dans sa vocation et dans ses actions qui, par respect de la vérité et amour de ses semblables, lutte pour rendre justice. » Il fut l’un des rares juges à avoir voulu chercher la vérité pendant la dictature[6].

En 2013, pour commémorer les trente ans du coup d’État militaire, Juan Guzman réalise un séjour en France et en Suisse pour répondre aux questions du public après la projection dans plusieurs villes du film « Le juge et le général »[7] Il décède à Santiago  le 21 janvier 2021.


[1]Toutes les informations qui suivent ont pour sources les nombreuses conversations entre le juge et l’auteur de cet article, le film « Le juge et le général » (voir note 6), le livre « Au bout du monde : les mémoires du juge de Pinochet » (éditions des Arènes, 2005), et divers articles de presse au Chili.

[2]Lors d’une entrevue donnée à Jorge Escalante du journal La Nación de Santiago, traduit par Olga Barry et publié en français par la revue Espaces Latinos n° 225-226 d’octobre 2005.

[3]Ces officiers sont (en 1973) le colonel Pedro Espinoza Bravo, le major Sergio Arredondo, des capitaines  MarceloMoren Brito et Fernández Larios et le pilote Juan Chiminelli.

[4]Une équipe de six spécialistes sous la direction du docteur Luis Fornazzari, neuropsychiatre, directeur du Département de neurologie et psychiatrie de l’Université de Toronto.

[5] Dans son livre « Au bout du monde : les mémoires du juge de Pinochet », op.cit. note 1.

[6]La majorité des magistrats chiliens, y compris les Cours d’appel et la Cour suprême ont plutôt soutenu le régime militaire. Il y a quelques notables exceptions. On pourrait ainsi citer, parmi quelques autres,  les juges Carlos Cerda, Adolfo Bañados Gloria Olivares, Milton Juica, Sergio Muñoz…

[7]« Le juge et le général », un film produit par West Wind Productions, fut réalisé par Elizabeth Farnsworth (USA) et Patricio Lanfranco (Chili). Ce film, co-traduit par Maria Isabel Mordojovich et JacForton, est toujours disponible sur demande à l’association Maison Latina de Grenoble.