Venezuela : de l’économie licite à l’économie mafieuse (Cartes postales 2)

Dans cette série d’articles “Cartes postales” réalisée à partir d’impressions d’un voyage réalisé en février 2024, Maurice Nahory, un de nos éditorialistes, se propose de dépeindre avec réalisme et un brin de nostalgie une société vénézuélienne qui sort exsangue de son histoire récente. Entre bouleversements sociaux et silences pesants, prenant le pouls du Venezuela, il dresse un portrait clinique du pays. Le premier article de cette série “Cartes postales” est visible dans notre précédente newsletter (1er mars 2024).

Photo : Caritas

En temps de paix, le Venezuela est un territoire d’expériences économiques, humaines et sociales d’une extrême dureté pour ceux qui vivent dans l’économie licite. A Caracas, il nous a été donné d’entendre des histoires de personnes précipitées dans la précarité et la pauvreté malgré leurs formations supérieures, leurs compétences et leurs parcours professionnels. Depuis un quart de siècle, elles connaissent des bouleversements qui ont profondément changé leur pays et leur vie. Voici la partie deux d’un carnet de voyage depuis le Venezuela qui nous propose, Maurice Nahory, éditorialiste de notre publication.

Une classe moyenne engloutie. Dans les années 1990, au temps du libéralisme économique et de la démocratie imparfaite, une classe moyenne existait, certes limitée en nombre. Elle vivait dans des conditions clémentes dans un pays frappé d’injustices sociales criantes et, en 1998, les catégories sociales intellectuelles ont largement rejoint les forces politiques qui aspiraient à refonder une démocratie sociale. Elle avait souvent bénéficié d’une formation universitaire et professionnelle supérieure gratuite dans des établissements de qualité au Venezuela, ou à l’étranger, grâce aux bourses généreuses de la Fondation publique Ayacucho. Leurs enfants aussi avaient pu effectuer des études supérieures. Nombre d’entre eux ont quitté en masse le Venezuela depuis 20141. Ils ne savaient pas qu’ils deviendraient les roues de secours de leurs parents ou grands-parents restés au pays et plongés dans la détresse économique.

 Aujourd’hui, pour les familles ne bénéficiant pas d’une économie souterraine où l’État maintient et entretient des relations avec le crime organisé, la classe moyenne a sombré dans la pauvreté et les plus précaires dans la sous-alimentation. Pour les ONG humanitaires, il existerait entre 10 et 15 millions de Vénézuéliens en situation de détresse humanitaire2, soit près de la moitié de la population. Pourtant, les catégories moyennes déclassées économiquement, continuent d’exercer des fonctions éminentes dans le secteur privé ou public.  Ces personnes sont avocates, enseignantes universitaires, ingénieurs, petits entrepreneurs, directeurs d’établissements culturels, encore actives ou à la retraite. En nous égrainant leurs revenus de survie, on comprend que les salaires et les pensions sont rarement supérieurs à cent dollars, plus souvent cinq à dix fois inférieurs. 

Pour les actifs, des primes exceptionnelles octroyées selon le bon vouloir de l’État ou du patron viennent légèrement bonifier un maigre salaire mensuel.  L’inflation atteint en 2023 un niveau hyper-élevé (185 %) soit une décrue importante par rapport à 2021 (686%) et 2022 (232 %)3.  La pension de retraite d’un cadre supérieur de la fonction publique à la retraite dépasse rarement les 10 dollars. Dans ces conditions, en aucun cas, la retraite ne signifie l’arrêt du travail rémunéré. Les travaux multiples et les privations sont la règle pour tous et à tout âge. On peut penser qu’une dette interne immense s’accumule car beaucoup ne  peuvent pas payer leurs factures de copropriété, de gaz, d’eau ou d’électricité, ces biens de base étant du reste  distribués de façon intermittente, surtout en province. Qui a la force de poursuivre les réfractaires, à ses risques et périls, car les armes circulent en grande quantité ? Leur nombre impressionne, la débrouille est une boussole et la loi est inappliquée ou inexistante.

La solidarité maintient les familles dispersées dans une relation d’assistance et de dépendance aux remesas4. Les montants envoyés peuvent être substantiels et pour certains l’unique revenu quand l’émigration de familiers est réussie aux États-Unis ou  en Europe. L’émigration vers un pays d’Amérique latine et des Caraïbes où les salaires sont bas ne permet pas un soutien généreux, mais soutien économique il y a, même modique5.  

Le sens de la famille est très développé dans tous les milieux sociaux. La famille tient lieu de patrie. Chez tous on perçoit de l’accablement et de la résignation. On présume une humiliation secrète mais jamais ne s’entendent de bruyantes lamentations. La mendicité ne se montre pas beaucoup dans l’espace public. Les revendications à l’endroit des gouvernants, durement réprimées, ne peuvent pas s’exprimer non plus dans la rue et les médias. Alors, les « informations » empruntent des voies souterraines laissant place à des rumeurs qu’on partage entre amis et en famille. Mais même les rumeurs finissent par être tenues à distance car elles sont rarement optimistes, parfois même dégoûtantes et usent la santé psychique et physique. Beaucoup racontent par le menu leur « bulle » construite comme un refuge afin de se ménager et de résister aux malheurs : lieux et personnes qu’on ne fréquente plus, informations officielles qu’on ne lit plus…« On est seul au monde, oubliés de tous, même chez nous »,  dit un informaticien sans emploi. Chacun a sa formule pour se blinder contre des réalités parfois insoutenables L’exil dans son propre pays est devenu une condition de vie et de survie. 

Selon des organisations de défense des droits de l’homme, il y aurait environ 300 personnes privées de liberté pour des raisons politiques. À l’oubli des besoins du peuple par le pouvoir répond l’indifférence à son endroit de l’immense majorité des Vénézuéliens. La passion politique s’est éteinte.  Au total, le pays est étrangement silencieux. La peur a bien sûr sa part dans ce silence. Les murs autrefois bavards sur la révolution en marche et le culte des héros-de Jésus-Christ à Chávez en passant par Marx et Bolivar – sont rongés par l’humidité et s’effritent.  On a le sentiment que tout le pays est atteint d’une pathologie proche de la dépression (perte de poids, manque d’énergie, pessimisme sur l’avenir personnel et collectif) .  Après la répression des manifestations de rue est venue l’heure de l’extinction des voix. L’absence de perspectives politiques se reflète aussi dans le vocabulaire.  Le lexique désignant les gouvernants et ses affidés se rapporte à la criminologie et non plus aux théories bolivariennes, socialistes ou populistes. Des universitaires, diplomates étrangers et responsables d’ONG  désignent sans hésitation l’État vénézuélien actuel comme criminel  mais sur quoi fonder cette accusation ?

Il y a l’enquête de la Cour Pénale internationale sur la répression féroce des manifestations de 2017. Des experts de l’ONU dénoncent des crimes contre l’humanité dans la répression de l’opposition6. Il y a les prisonniers, militants des droits de l’homme, syndicalistes ou politiques7. Un rapport d’experts de l’ONU souligne la nécessité de mener des enquêtes plus approfondies dans l’État de Bolivar, « une zone presque oubliée du pays mais qui génère en même temps de grandes quantités de richesses licites et illicites à partir de minerais », déclare Patricia Tappatá Valdez, membre de la mission d’experts de l’ONU8

Il y a aussi et surtout la corruption institutionnalisée. Le Venezuela occupe la peu glorieuse 177e place (sur 180 pays) dans le classement de l’indice de perception de la corruption (CPI en anglais) avec un score de 13/100. La section vénézuélienne de Transparency International est constituée d’une équipe de chercheurs, journalistes et avocats qui documente dans des rapports publics9, les accusations de corruption systémique de l’État vénézuélien. Ces rapports sont publics. D’autres sont réservés aux seules autorités onusiennes compte tenu de leurs implications internationales.

Les Vénézuéliens, dans leur immense majorité (87 %), pensent que la corruption a augmenté dans les douze derniers mois et 50 % disent avoir payé un pot de vin à des fonctionnaires dans les derniers mois. L’extraction illégale d’or, les trafics de drogue avec la Colombie voisine et le marché noir des hydrocarbures montrent une osmose entre des instances dirigeantes – où les militaires ont toute leur place – et des mafias internationales. « Les chiffres de la corruption se comptent en dizaines de milliards de dollars, 15 milliards de dollars ont été volés ici» me dit un entrepreneur en passant devant le siège de PDVSA à la Castellana, l’entreprise pétrolière nationale.

En ce mois de mars 2024, les ONG qui instruisent les dossiers noirs de la République bolivarienne du Venezuela s’inquiètent d’un décret en cours de préparation visant à criminaliser les activités des défenseurs de la justice et des droits humains et même des associations de la société civile et des syndicats. Les ambassades européennes ont un nom pour ce projet : « décret Poutine » disent-elles.

La paralysie de vastes secteurs de l’économie, les salaires de misère de l’immense majorité des Vénézuéliens et les pensions de retraite réduites à quelques dollars ne laissaient pas présager à Caracas ou Valencia, (troisième ville du pays), l’existence de nombreux établissements fastueux : concessionnaires de voitures prestigieuses, restaurants gastronomiques, centres commerciaux proposant les produits des grandes  marques internationales  du luxe. Dans une économie dollarisée, avec des prix similaires à ceux de Madrid, Paris ou Miami, il y a de toute évidence des fortunes qui se sont constituées hors des circuits de l’économie licite et une économie souterraine qui profite à  un cercle bien plus large que la seule oligarchie bolivarienne.

  1. Les organismes onusiens estiment à près de 8 millions le nombre de Vénézuéliens ayant quitté le pays soit le quart de la population ↩︎
  2. Aucun interlocuteur, journaliste, universitaire ou membre d’une ONG, n’est en mesure de citer une source gouvernementale fiable. Ces chiffres résultent d’enquêtes indépendantes ou de témoignages de diplomates. ↩︎
  3. Les Echos, 25 décembre 2023 ↩︎
  4. Envois de fonds de puis l’étranger ↩︎
  5. Voir le témoignage d’un radiologue vénézuélien émigré en Argentine puis au Brésil dans le n° 316 de la revue Nouveaux Espaces Latinos (propos recueillis par Eduardo Ugolini) ↩︎
  6. Le Monde, 20 septembre 2022  ↩︎
  7. www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/08/facts-and-figures-politically-motivated-detentions-in-venezuela ↩︎
  8. Le Monde, 20 septembre 2022 ↩︎
  9. http://www.transparencia.org.ve/ ↩︎