« Les Sentiers d’Anahuac » Grand Prix de l’association des critiques de bande dessinée 2026

Jean Dytar est un auteur reconnu, album après album, pour son inventivité formelle et ses récits puissants. Romain Bertrand est un historien récompensé pour ses travaux universitaires, directeur de recherche à Sciences Po, ainsi que spécialiste du fait colonial et des dominations impériales européennes en Asie du Sud-Est à l’époque moderne. Ensemble, ils publient Les Sentiers d’Anahuac aux éditions Delcourt. Une bande dessinée qui prend pied outre-Atlantique à l’âge de la colonisation espagnole et de la soumission des civilisations précolombiennes. Doté d’un dessin fascinant alliant finesse et clarté, l’album élabore un récit fondé sur un fait historique, à savoir l’élaboration du Codex de Florence, qui compile histoires et traditions d’un monde aztèque en train de disparaître. Une BD brillante à offrir à Noël à toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à l’histoire et aux mythes.

1539. Ville de Mexico-Tenochtitlan. Don Carlos Ometochtli, seigneur des Chichimèques, est un Indien d’Amérique baptisé par le colonisateur. Condamné au bûcher, on l’accuse d’avoir conservé des idoles de ses anciennes croyances, de réaliser des offrandes et de s’adonner aux sacrifices humains. Le padre Bernadino de Sahagunassiste, en colère, à cette mise à mort. Il ne s’attarde pas et quitte l’assemblée des prélats pour son église. Un jeune Indien, présent sur les lieux, intrigué, se décide à suivre l’ecclésiastique. Une fois sa présence dévoilée aux yeux du prêtre, celui-ci propose au garçon d’assister à l’office qui se prépare. Le jeune Antonio Valeriano, impressionné par la liturgie et ce monde en langue latine qui s’offre à lui, est baptisé. S’ensuivent plusieurs années au collège de la Sainte-Croix à Tlateloco. Les mystères de la foi et de la civilisation gréco-latine constituent désormais sa seconde peau. Il est un élève brillant qui enseigne à son tour le latin aux plus jeunes étudiants présents au collège.

Un jour, Antonio, ainsi que d’autres enfants formés par le clergé, sont associés à un projet du père franciscain Bernadino inspiré par les encyclopédies médiévales : rassembler toutes les connaissances possibles sur la culture et le monde aztèque en train de disparaître sous les coups de butoir de la colonisation espagnole. Si la volonté affichée est de mieux connaître la civilisation dominée afin de mieux convertir ses populations, Antonio se retrouve quotidiennement confronté à la culture de ses ancêtres au point d’en être troublé dans ses convictions.

Le collaborationniste Robert Brasillach, antisémite et partisan de l’idéologie nazie, écrivait dans Frères ennemis (1944) que « l’histoire est écrite par les vainqueurs ». En d’autres termes, l’écriture de l’histoire impliquerait une dimension idéologique menant à la valorisation des dominants et à l’abaissement des vaincus. Quand on bâtit un récit historique, dans une vision non scientifique de l’histoire, tout élément qui pourrait faire de l’ombre aux triomphateurs doit être condamné à l’oubli. « Vae Victis » (malheur aux vaincus) affirmait Brennus après avoir mené le sac de Rome en 390 av. J.-C. Jules César, en rédigeant La Guerre des Gaules, une œuvre de propagande politique et historique, l’avait bien compris.

Néanmoins, entre la Vita Karoli Magni d’Éginhard – une œuvre qui visait à légitimer la montée de la dynastie carolingienne sur le trône – et l’école des Annales de Fernand Braudel et Marc Bloch – prochainement panthéonisé –, en passant par les envolées lyriques du républicain Jules Michelet, la science historique a été créée. L’histoire universitaire, fondée sur une méthodologie critique et argumentative, la raison, l’accord entre savants et plusieurs sciences sociales, a participé de longue date à faire émerger la voix passée de celles et ceux que la puissance du plus fort a longtemps contraint au silence. La voix des populations soumises aux empires coloniaux européens, étasuniens ou japonais a su trouver une place toujours plus importante dans la recherche historique de ces dernières décennies. Car la violence coloniale a, à bien des égards, promu l’effacement civilisationnel des populations autochtones.

En parvenant à conquérir l’empire aztèque en seulement quelques décennies, les autorités monarchiques et religieuses ont mené une patiente destruction de la culture aztèque. Un processus d’acculturation des populations a notamment lieu par le truchement de la christianisation des mœurs et des esprits. Quant aux lieux de pouvoir et religieux, ils sont détruits et remplacés afin d’effacer le passé et la culture des cités aztèques. Quant aux descendants des élites locales et régionales, ils sont éduqués par des ecclésiastiques venus convertir le Nouveau Monde. Cette aristocratie aztèque convertie peut alors accéder à des postes administratifs de l’empire colonial. La bande dessinée illustre avec subtilité l’ensemble de ces processus dont Antonio Valeriano et ses comparses sont l’incarnation.

Devant cette politique d’effacement culturel surgit l’ambitieux projet du père Bernadino. Il ne faut néanmoins pas s’y méprendre. La volonté de consigner ce monde aztèque en train de sombrer dans les méandres de l’histoire est fondée sur le souhait de mieux connaître les Aztèques afin de pouvoir les convertir plus aisément. Cela nous rappelle un projet médiéval similaire : celui de la première traduction latine du Coran par Robert de Ketton et Herman de Carinthie, sur ordre de l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, au XIIe siècle. Il s’agit de mieux connaître la religion musulmane afin de, par la suite, débattre avec les savants musulmans. L’espoir est de prouver raisonnablement la supériorité du christianisme et la nécessité de la conversion des musulmans. Safar, l’histoire du Coran en Europe, une bande dessinée, relate cela de manière passionnante.

En initiant ce qui va devenir le Codex de Florence, le franciscain a besoin d’Antonio et de ses autres camarades, d’excellents élèves maîtrisant la langue nahuatl et le latin. Des pisse-copies qui vont se muer en artisans déterminants d’une œuvre titanesque. En se confrontant à la culture de ses ancêtres, en découvrant des épisodes méconnus de la conquête coloniale, ou en se confrontant à une cosmogonie aussi passionnante et puissante que celle des Romains et des Grecs, le trouble surgit. Jusque-là, tel qu’Antonio le dit, « ils nous apprenaient à haïr les idoles et les paroles de nos aïeux ». Quand le père Bernadino vint à sa rencontre afin de l’associer à son entreprise, le jeune garçon pressent le danger, qui entre en contradiction avec son éducation catholique : « Si nous devons mieux connaître le mal pour en délivrer les hommes, nous allons devoir nous rapprocher du démon, n’est-ce pas ? […] Ne risquons-nous pas de tomber en son pouvoir ? ». Autre questionnement essentiel de sa part : « étions-nous venus pour apprendre, ou pour prendre ? ».

Prendre, mais à qui ? Le prêtre parvient à convaincre des vieillards aztèques de transmettre tous leurs savoirs, voire à livrer des connaissances sur des épisodes de la colonisation espagnole tels que la conquête de Tenochtitlan (actuelle Mexico) ou l’alliance entre les Tlaxcaltèques et les Espagnols. Les mois passent, puis les années, au service du grand œuvre, celui d’une vie. En explorant les sentiers d’Anahuac (nom nahuatl du Mexique), les jeunes garçons comparent leur éducation chrétienne et gréco-latine avec la culture aztèque pour laquelle ils se passionnent. Au point que désormais le regard change : « Nous ne sommes pas les juges de ce monde. Nous sommes les gardiens de sa mémoire ».

Un des messages passionnants de l’ouvrage porte enfin sur l’hybridité culturelle. À mesure que la création du Codex de Florence progresse, Antonio prend de la distance avec les connaissances qu’il a accumulées depuis sa prime jeunesse. Il s’interroge. N’appartient-il pas à une nouvelle civilisation ? Une civilisation qui n’est ni espagnole, ni aztèque, toutes deux appartenant peut-être au passé. Une civilisation nouvelle que bâtissent ces hybrides culturels. Le monde n’est ni noir ni blanc, tant les transferts culturels ont porté leurs fruits. Pourquoi devrait-il choisir entre les Espagnols et les Aztèques ? On reconnaît bien là, dans l’ingéniosité du propos et du scénario, la patte d’un historien : le scénariste Romain Bertrand.

Afin de composer certaines planches des Sentiers d’Anahuac, Jean Dytar s’est inspiré de l’écriture des codex aztèques et de l’écriture nahuatl, une écriture glyphique, tout en jouant avec des codes de la bande dessinée. De cette démarche naissent des pages splendides, qui fourmillent de détails et de couleurs chaudes dans lesquelles on aime se perdre afin d’apprécier chaque élément. Pour en comprendre certaines complexités, un glossaire explicitant plusieurs glyphes est à votre disposition au terme de la BD. En faisant face à ces pages merveilleuses, on a le sentiment de se trouver devant un monde incroyable, complexe et propice à l’imagination. Comme un enfant qui découvre la mythologie égyptienne, nordique ou gréco-romaine, dotée de codes si puissants pour représenter leurs univers culturels et mentaux.

Entre ces pages étalées sur l’ensemble de l’album, le récit est mis en images avec un graphisme inspiré de la gravure européenne d’époque, mais simplifié et offrant en maints endroits une belle luminosité, le tout sur un papier qui évoque le parchemin. Et comme rien n’est laissé au hasard, l’auteur s’amuse à jouer avec les gouttières des planches grâce à l’architecture religieuse et aux chantiers de construction.

Que ce soit le graphisme incarnant la civilisation aztèque ou la civilisation espagnole, il en ressort une lisibilité très agréable à l’œil. Les subtilités et la diversité du langage graphique employé pour l’album comprennent également tout un jeu sur les couleurs. Elles traduisent parfois l’appartenance à une civilisation en particulier ou le rapport aux croyances d’une des deux cultures des personnages. Comme à son habitude, Jean Dytar a fait preuve d’une réflexion subtile et aboutie sur la meilleure manière de rendre hommage au récit qui a été bâti. Un véritable plaisir de lecture où récit et dessin entretiennent une dialectique passionnante.

Chaque année, l’Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée, constituée d’une centaine de membres (dont Kelian Nguyen, rédacteur en chef d’ActuaBD, ainsi que Romain Garnier), remet plusieurs prix (Prix Comics, Prix Asie, Prix Québec, Prix Jeunesse), dont le plus prestigieux est celui du Grand Prix de la Critique ACBD. Par son action, l’association ambitionne de « soutenir et mettre en valeur, dans un esprit de découverte, un livre de bande dessinée, publié en langue française, à forte exigence narrative et graphique, marquant par sa puissance, son originalité, la nouveauté de son propos ou des moyens que l’auteur y déploie ».

C’est ainsi que Romain Bertrand et Jean Dytar succèdent à Luz, qui l’avait emporté avec Deux filles nues. Le communiqué de presse de l’ACBD, par le truchement de son bureau présidé par Laurent Gianati, se félicite notamment de l’inventivité formelle et du message incontournable de l’œuvre : « Pour cette histoire authentique et documentée de la création d’un codex culturel, Jean Dytar a réinventé une écriture BD à base des hiéroglyphes et des symboles utilisés par les indigènes pour codifier leur écriture. Ils accompagnent l’œil de subtile manière à travers des planches fourmillantes d’informations, qui conservent une fluidité de lecture et une griffe proche de la ligne claire. Cette œuvre essentielle en dit long sur notre propre époque, à laquelle la tentation du recouvrement culturel anime toujours bien des velléités géopolitiques ».