La soif du pouvoir ? Evo Morales annonce sa quatrième candidature à la présidentielle bolivienne

Quatre ans après avoir dû céder le siège présidentiel dans des circonstances dramatiques, la candidature de l’ex-dirigeant syndical des producteurs de coca suscite des vives tensions au sein de son parti Movimiento al socialismo (MAS) au pouvoir. Morales accuse le gouvernement de son héritier politique, Luis Arce, de vouloir l’impliquer dans ces affaires de corruption et même de chercher à l’éliminer physiquement. Épilogue de la discorde : l’actuel président et ses partisans ont été définitivement écartés du MAS.

Photo : La Prensa

Dimanche 24 septembre, dans tout le pays mais surtout au cœur du Mouvement vers le socialisme (MAS), le vase des attentes a débordé lorsque l’ex-président de gauche Evo Morales (2006-2019) annonça sur le réseau social X : « Nous avons décidé d’accepter les demandes de nos militants, de nos sœurs et frères qui participent aux réunions dans tout le pays, et je serai candidat à la présidence de notre Bolivie bien-aimée. » Morales est devenu ainsi, de façon précipitée, le premier homme politique à entrer dans la course à la présidentielle d’octobre 2025. « Nous allons nous battre. Nous sommes les héritiers des luttes de nos ancêtres, qui nous ont appris à ne jamais abandonner. Et nous ne nous rendrons jamais mes sœurs et frères ! Tous unis nous allons sauver une fois encore notre Bolivie bien-aimée ! », a-t-il ajouté à deux ans d’une élection présidentielle qui peut s’avérer cruciale pour l’avenir du pays mais aussi pour l’ensemble de la gauche latino-américaine.

Dans ce contexte où les enjeux politiques se mêlent et se confondent avec les intérêts personnels, l’élection présidentielle de 2025 se présente pour M. Morales, premier président indien du pays, comme l’occasion rêvée pour couronner de façon éclatante sa carrière politique. Car cette année-là la Bolivie célébrera le bicentenaire de son indépendance vis-à-vis de l’Espagne (6 août 1825). Cette commémoration va donc véhiculer une signification particulière pour la population, certes, mais davantage pour Morales lui-même. Rappelons que le pays a été rebaptisé sous sa présidence, en 2009, « État plurinational de Bolivie » : 55 % de la population de cette région enclavée dans la cordillère des Andes, qui était une province de l’empire Inca, est composée de communautés indiennes dont la Constitution reconnaît 37 langues, ce qui fait de la Bolivie le pays avec le plus de langues officielles au monde. C’est la raison pour laquelle l’ex-chef de l’État plurinational, issu de la communauté aymara, jouit encore d’un ample soutien des communautés indiennes qui constituent son socle d’électeurs le plus solide, en nette opposition à la classe dite « blanche » composée de criollos d’origine hispano-américaine qui concentre la richesse du pays.

L’annonce de la quatrième candidature de l’ancien dirigeant syndicaliste cocacolero, à deux ans du scrutin, pose néanmoins un certain nombre de questions. D’abord, pourquoi Morales veut-il s’exposer à la lumière d’une longue et lourde campagne présidentielle au grand risque de se brûler les ailes en saturant de sa présence la scène politique ? Ensuite, si l’on tient compte de la crise sociale qui menace comme une lame de fond un gouvernement fragilisé et en proie aux intérêts des investisseurs étrangers (dont l’omniprésente Chine), le gouvernement de Luis Arce envisage-t-il d’avancer les élections ? La réponse à ces questions se trouve dans la structure même du MAS, lequel traverse une période de doutes en ce qui concerne les objectifs à long terme, la politique sociale dans l’immédiate, et surtout la figure charismatique qui devrait désormais incarner la direction du parti au pouvoir.

Dans cette perspective, Evo Morales est conscient des craquements qui commencent à lézarder les bases de l’édifice politique qu’il a hardiment bâti depuis les années 2000. Les différences d’opinion et les joutes verbales avec l’actuel président ont créé des fêlures au sein d’un parti malmené qu’aucune ouverture au dialogue ne semble ressouder. En effet, depuis plusieurs mois, lors des concentrations publiques mais aussi sur les réseaux sociaux et son programme de radio, Morales et certains de ses anciens ministres ont dardé une série de sévères critiques contre le gouvernement, ce qui constitue certainement un ferment de discorde dans la course à la présidence, surtout au moment critique de la campagne où il faudrait conclure des alliances afin de décider qui aura la plus grande portion du gâteau. 

L’accusation la plus grave de la part d’Evo Morales eut lieu le 2 juillet dernier : il avait affirmé que la Bolivie avait exporté, avec le consentement du gouvernement, 17,8 tonnes de cocaïne vers l’Espagne. C’est un sujet en cours d’instruction judiciaire, après le tapage médiatique déclenché par la découverte de l’envoi vers Madrid de 478 kilos de drogue (neuf personnes ont été mises en détention provisoire). Dans la même ligne d’attaque, des anciens ministres du gouvernement Morales, Teresa Morales et Carlos Romero, ont publiquement accusé le président Arce de faire preuve de « bienveillance » face à la corruption qui ronge le ministère de l’Énergie, en connivence avec des fonctionnaires de l’entreprise nationale d’hydrocarbures Yacimientos Petroliferos Fiscales de Bolivia (YPFB). Enfin, après avoir accusé le gouvernement d’être à l’origine d’un « plan noir » pour l’écarter définitivement de la politique, Morales est allé plus loin dénonçant l’intention de « l’éliminer physiquement ». C’est dans cette ambiance à couteaux tirés que la candidature de l’ancien président pose de sérieux problèmes à la montée en puissance de la jeunesse militante qui incarne le renouveau en politique. Après quatorze ans à la tête du pays, beaucoup pensent que c’est la candidature de trop, on lui reproche notamment de vouloir s’accrocher au pouvoir après avoir été contraint à la démission lors du soulèvement populaire, en 2019, avec le soutien des forces armées.

Toutefois, cette candidature doit d’abord passer l’examen de la Cour constitutionnelle. Comme l’a souligné le ministre de la Justice Ivan Lima, il n’est pas certain qu’une quatrième tentative pour remporter la victoire puisse être acceptée par la Constitution dans le cas très particulier de M. Morales. C’est ce qui s’est passé en février 2020, lorsque sa candidature au Sénat fut rejetée car, à l’époque exilé en Argentine, l’ancien syndicaliste cocacolero ne remplissait pas l’obligation de « résidence permanente » dans le pays. La première conséquence de cette inhabitation avait semé le soupçon, chez les « Moralistes », d’une entrave au projet réformateur mené par le leader du MAS. Ainsi l’avait fait savoir l’intéressé lui même, avec des termes qui, deux années plus tard, reflètent une réalité toujours d’actualité à l’égard de ses adversaires politiques : « L’arrêt du tribunal est un coup contre la démocratie. Les membres [de ce tribunal] savent que je remplis les conditions pour être candidat. L’objectif final est l’élimination du MAS ». 

En mettant l’accent sur les menaces qui pèsent sur l’unité du parti, les dernières informations confirment la stratégie visant son retour au pouvoir. Depuis hier et pendant trois jours, le MAS s’est réuni en congrès national pour renouveler la direction nationale du parti et désigner le candidat pour l’élection présidentielle 2025. La première décision la plus importante ressemble à une purge d’éléments nuisibles aux ambitions du charismatique leader : l’actuel chef de l’État Luis Arce vient d’être exclu du parti, de même que 28 membres qui soutenaient sa candidature. On peut donc estimer la voie libre pour Evo Morales, mais il lui faudrait d’abord décider sur l’avenir de certaines oppositions qui souhaitent le renouveau. Le cas d’Eva Copa illustre bien ce propos : « Je pense qu’il faut donner des opportunités à d’autres personnes, c’est important pour que nous ayons de nouveaux cadres politiques dans le pays. Il y a beaucoup de jeunes qui s’engagent et c’est de ce vent de fraîcheur dont notre pays a besoin ». À 36 ans, l’ex-présidente du Sénat 2019-2020 et maire de la deuxième ville du pays (El Alto) pointe ainsi le grand échec de Morales, à savoir le fait de ne pas avoir formé au sein du MAS, en parallèle à sa longue gestion présidentielle, la nouvelle génération de dirigeants. C’est aussi, hélas, le défaut de l’ambition des hommes politiques qui négligent les principes démocratiques, ce qu’on appelle la soif du pouvoir et que seulement le sacrifice de tout un peuple est capable d’étancher.

Eduardo UGOLINI