La commission pour la vérité interpelle le nouveau gouvernement colombien

Après neuf millions de victimes[1], la Commission pour l’établissement de la vérité, la coexistence et la non-répétition[2] (CEVCNR) vient de déposer, en juillet dernier, sa déclaration finale au nouveau gouvernement Colombien de Gustavo Petro qui vient de prendre le pouvoir.

«Nous appelons à libérer notre monde symbolique et culturel de la peur, de la haine  et de la méfiance. À sortir les armes de l’espace public. À prendre une distance avec ceux qui mettent des fusils dans le processus politique. Nous appelons à protéger les droits humains, à mettre les institutions au service de la dignité de chaque personne, des communautés et des peuples autochtones[1]». Les accords de paix de novembre 2016 ont donné naissance, en 2017, à trois entités, dont cette Commission[2] qui avait pour mandat d’établir avec le plus de clarté possible, la vérité sur le conflit armé qui a meurtri tout un peuple pendant plus de soixante ans. Pour réaliser son mandat, la Commission était une entité de l’État, autonome des autorités politique et juridique et ancrée dans la Constitution de 1991 du pays. Elle a écouté pendant trois ans plus de trente-mille victimes dans vingt-huit régions du pays, ainsi que des milliers d’exilés dans plus de vingt-quatre pays. Elle a été appuyée par l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Organisation des États américains (OEA) et plusieurs agences internationales. 

La barbarie des chiffres

Ce document remarquable, nous apprend que des neuf millions de victimes, 80 % sont des civils et que 2 % seulement sont des militaires ou des guérilleros. Il faut ajouter à ces chiffres des milliers de disparus, des personnes séquestrées, des massacres de communautés. On compte plus de trente-mille enfants garçons et filles embrigadés par les militaires ou les guérilleros de quinze ans et moins qui la plupart du temps ne connaissaient pas les enjeux du conflit, comme Omar Khadr, un enfant soldat. Les adultes d’aujourd’hui ont compté à la Commission les abus physiques et sexuels de la part des adultes de l’époque. Des enfants ont relaté un récit où l’un de leur compagnon fut égorgé devant eux et ils furent obligé de se passer à tour de rôle la tête de leur ami. Question de s’assurer la soumission des enfants aux ordres. On dénombre plusieurs tortures électriques et sexuels, comme la castration. Toute cette violence a fait plus de huit millions de déplacés et plus d’un million à l’extérieur du pays. La majorité était des enfants et des femmes comme dans la guerre en Ukraine. Les paysans auraient perdu plus de deux millions d’hectares de terre. Sans parler des peuples autochtones, des Afro-colombiens et autres minorités qui furent, selon la Commission, les personnes les plus « opprimées » de ce conflit. Comment expliquer l’aberration de ces chiffres ? Un assistant d’un chef paramilitaire a expliqué à la Commission que pour tuer un subversif dans une communauté, il fallait tuer vingt habitants. Comme les guérilleros comptaient vingt-mille membres, il fallait tuer au moins quatre-cent mille personnes. C’est de cette façon que la Commission conclut que les mathématiques de l’aberration ont créé une morale de la barbarie. 

Les causes : une courtepointe complexe

La Commission reste humble dans sa volonté d’expliquer les causes profondes de ce conflit. « La Commission n’est pas propriétaire de la vérité[3]». Il faudra encore chercher la vérité de toute cette histoire de violence qui se poursuit encore aujourd’hui. Cependant, la Commission est claire sur le fait qu’il faut des changements profonds sur le modèle économique. Sans une transformation des paramètres économiques, «il sera impossible d’atteindre la non-répétition du conflit armé[4]». Il faut pour ce faire : 1- Une réforme fiscale pour mieux imposer les oligarques ; 2-Une participation des populations marginalisées aux grands projets économiques ; 3-Une lutte acharnée contre les narcotrafiquants qui sont une cause majeure des inégalités et de l’exclusion et qui explique pourquoi la Colombie a une meilleure croissance économique que ses voisins, tout en étant constamment en guerre ; 4- Le financement des paramilitaires a été une cause majeure des déplacements des populations et la dépossession des terres qui a conduit à la «sécurité de la terreur». Même si le modèle économique est en cause, il faut aussi reconnaître que les armes font partie de la joute politique. Avec le narcotrafic, il apparaît impossible de construire la paix, sans construire des lieux démocratiques où la confrontation politique sera libre afin de construire une négociation des intérêts sans armes. Sans cet engagement politique, la guerre se prolongera. 

Attaché au conflit politique, il faut sortir de la culture du héros. L’honneur de mourir pour la patrie (militaires) ou pour le peuple (guérilleros) a permis aux gens de pouvoir, de fabriquer des héros qui alimentaient la nécessité du combat pour une cause collective qui donnaient du sens. Or, la cause collective a conduit à nourrir une guerre sale. Une guerre qui ne respectait même pas le Droit international humanitaire. Comme on peut le constater, comprendre la complexité de ce conflit de 60 ans n’est pas chose facile. Ce travail de débroussaillage demeure une aventure de joindre les pièces une à une sur le grand tableau de l’histoire colombienne. Malgré le tissage serré de ce conflit, la Commission ose interpeller directement le nouveau président en l’invitant à convoquer le dernier groupe de guérilla et les autres groupes de paramilitaires qui continuent le conflit armé, au dialogue. 

La cause des causes ?

À la lecture de ce rapport vital pour la suite de la paix en Colombie, on peut se demander comment ce rapport sur 60 ans de violence peut nous faire réfléchir sur nos propres pratiques institutionnelles et citoyennes. L’expérience de la Colombie a introduit le mensonge dans l’espace public à grande échelle comme Donald Trump aux États-Unis, pour semer la défiance qui conduit souvent à un processus de violence.  Le problème, c’est que quand la méfiance absolue s’infiltre dans les pores de la peau d’une culture, on ne sait pas toute la folie inhumaine qu’elle peut engendrer. Il faudrait peut-être écouter la Commission qui décrit de manière très éloquente le processus qui a conduit la Colombie à s’enfoncer dans la violence armée et à survivre dans une culture de la mort. « Nous appelons à prendre conscience de notre manière de voir le monde et de vivre nos relations sous un mode « guerrier», c’est- à-dire que nous ne pouvons concevoir que les autres pensent différemment de nous. Les adversaires deviennent comploteurs. Leurs arguments ne nous intéressent plus. Leurs idées deviennent dangereuses. Le temps qu’on prend pour débattre devient une trahison de soi. L’opposition se transforme en quelqu’un à abattre parce que les personnes se transforment en obstacles. Cette forme de pensée a donné la possibilité de faire des aberrations comme transformer les êtres humains en fumée et en cendre dans des fours crématoires[5]

Mario DION
Chargé de cours en Travail social
Université du Québec en Outaouais


[1] Comisión para el Esclarecimiento de la Verdad, la Convivencia y la No Repetición, «Hay futuro, si hay verdad» Informe final, Convocatoria à la Paz Grande, julio de 2022, p.10. [2] Les colombiens appellent la CEVCNR simplement la Commission. [3]Hay futuro, si hay verdad, p. 41 [4] Hay futuro, si hay verdad, p. 38 [5] Hay futuro, si hay verdad, p. 11

2] Pour l’ensemble du texte, l’auteur a fait une traduction libre des citations du document.

[1] Il est peut-être bon de se rappeler que la Shoah a exterminé six millions de juifs.