Jordi Soler : « Au Mexique, si vous avez l’air d’un indigène, vous n’avez aucune chance ; si vous êtes blanc, peu importe à quel point vous êtes stupide, vous irez loin »

Le dernier roman de l’écrivain mexicain Jordi Soler Los hijos del volcán (éd. Alfaguara), raconte l’histoire du fils du caporal d’une plantation de café qui s’enfonce dans la forêt pour se protéger du cacique local. C’est une œuvre qui permet à l’auteur de revenir sur son enfance et sur ses rêves qu’il qualifie de « revers de l’autobiographie ». Elle dresse aussi un tableau social de la violence d’un Mexique qui éprouve des difficultés de faire avec son passé de colonie.

Photo : La Jornada – Hidalgo

Dans son nouveau roman, Los hijos del volcán, l’écrivain mexicain Jordi Soler récupère le paysage de La Portuguesa, une plantation de café où il est né, pour nous raconter l’histoire de Tikú, le fils du caporal d’une plantation de café qui s’enfonce dans la forêt pour se protéger de Lucio Intriago, le cacique de San Juan el Alto. Dans l’interview qu’il nous a accordée, Soler a clairement indiqué qu’écrire sur son pays natal lui procure un plaisir de nature physique : « Il se trouve que lorsque je voyage et que j’atteint le sommet d’un endroit, je demande toujours à quelle altitude nous sommes. La Portuguesa se trouvait à 820 mètres au-dessus du niveau de la mer. Curieusement, quand je me sens aussi bien, c’est parce que je suis à la même hauteur. »

Même si La Portuguesa a disparu, elle « a été vendue et s’est perdu dans la jungle urbaine », Jordi Soler utilise l’image qu’il construit dans ses romans « comme une arme contre la nostalgie. » « Après la douche du matin, je ne peux plus écrire de fiction, parce que le fil onirique se casse. Cela montre que mon roman recueille une partie de mon enfance, mais aussi une partie de mes rêves, c’est-à-dire le revers de l’autobiographie », assure l’auteur. Le livre commence avec Tikú dans la jungle. Infailliblement, la première question doit nous aider à comprendre le protagoniste.

Tikú, un indigène métisse influencé par des idées de gauche, commet des actes destructeurs sous l’impulsion de certaines voix. Qu’est-ce que vous vouliez faire de ce personnage ?

Tikú est le premier membre d’une famille pauvre à avoir la possibilité de sortir du cercle vicieux de la pauvreté. Bien sûr, son point de vue, étant donné la situation, est de gauche, mais j’essaie d’éviter la politisation du roman, c’est pourquoi je préfère le considérer comme un dépossédé. Il entend des voix parce que nous les entendons tous, nous parlons tous constamment sur un ton réfléchi ou d’avertissement. N’importe lequel d’entre nous pourrait devenir Tikú si nous arrêtions de combattre cette voix intérieure. En fait, quand la voix est parfois plus puissante, les gens sont incapables de la retenir et entrent dans un processus pathologique. Dans d’autres contextes, ils sont très conscients de la voix. Carlos Castaneda nous raconte que les sorciers mexicains lui ont même donné un nom sournois : « dialogue interne. »

Pourquoi aborder la problématique du Mexique du point de vue de la folie et non de la rationalité ?

Je ne voulais pas faire un roman politique qui ne faisait que dénoncer. La folie me permet d’ouvrir de nouvelles directions et de me concentrer sur la partie magique. Dans tout le texte interviennent des forces telluriques, le volcan lui-même est une grande bouche qui relie la surface au monde souterrain, d’où naissent toutes les divinités dont parle la chamane. Cette atmosphère magique est liée aux croyances préhispaniques et s’affronte à l’esthétique catholique qui prévaut au Mexique, mais elle est aussi remplie d’éléments de cette culture opposée. Les voix de Tikú s’inscrivent dans ces forces telluriques, qui représentent la jungle. Mes personnages sont constamment coincés dans la jungle et Tikú ne fait pas exception. Il a mis la nature en lui, comme le diable l’a fait.

Mais Tikú cherche refuge dans cette nature. En fait, ça le sauve de la civilisation.

Elle le sauve au prix d’en faire partie. Sinon, comment allez-vous vous sauver sur un territoire aussi hostile ? Avec ce roman, j’essaie de démystifier cette vision naïve de la nature : même s’il semble que la nature est là pour vous sauver, en réalité ce n’est pas le cas, et nous qui sommes nés dans la jungle le savons. La nature, si nous ne nous défendons pas, va nous dévorer. Dans mon enfance, j’ai appris que l’équilibre écologique est d’éliminer la bête qui va te détruire. En fait, je passais mon temps à me défendre contre la vermine avec une machette. La nature a toujours été hostile. Cela a été très bien compris par les modernistes. Le poète Baudelaire, soucieux d’aller à l’encontre des romantiques, réalisa que l’art devait se faire dans les villes, où se trouvaient les machines. Mais aujourd’hui, un nouveau virage a été fait et le modernisme a été enseveli par un néoécologisme, qui aime à nouveau la nature. Dans les chapitres du livre, je retrouve l’esprit critique de Baudelaire pour montrer que, même si la forêt est un endroit merveilleux, elle va vous dévorer si vous faites l’idiot et allez embrasser des arbres sous les conseils d’un gourou.

Dans son roman, nous voyons deux types d’inégalité, l’une liée au statut économique et l’autre à la couleur de la peau et aux traits du visage. Laquelle des deux est la plus ancrée dans la société mexicaine ?

Pour moi, la plus injuste et la plus brutale concerne l’apparence physique. Au Mexique, si vous avez l’air d’un indigène, vous n’avez aucune chance ; si vous êtes blanc, peu importe à quel point vous êtes stupide, vous irez loin. L’inégalité économique est liée à la pigmentocratie, bien sûr. Cependant, dans mon roman, le propriétaire de la plantation croit en l’égalité, et croit aussi que la société est corrompue par l’inégalité. C’est pour ça qu’il embauche les gens qui vivent autour de la plantation et les traite bien. Le problème qui s’ajoute à celui de l’inégalité est que les stéréotypes demeurent en place : le propriétaire sera toujours, pour l’indigène, un Espagnol blanc, riche et exploitant, ce que déplorent tant le propriétaire dans le livre que le narrateur.

Quoi qu’il en soit, le paysage que vous reflétez semble n’avoir pas évolué depuis le XVIIe siècle.

C’est vrai. Cette région du Mexique que je décris reste inchangée depuis l’époque du vice-royaume, quand il y avait des encomiendas et qu’un groupe d’indigènes (encomendados) recevait des ordres d’un Espagnol ou d’un Criollo. Nous ne pouvons pas dire que la personnalité juridique créée par le vice-royaume traitait les indigènes comme on traitait les esclaves dans les plantations de coton aux États-Unis. Mais il est vrai que cette région du Mexique s’articule socialement selon le binôme propriétaire-serviteur. Mon roman pourrait très bien être mis en scène au XVIIe siècle, avec la seule différence qu’il y a des téléphones portables et des voitures modernes.

À côté du Criollo, il y a un nouvel acteur de pouvoir dont son roman fait écho: les narcotrafiquants. Comment ces deux pouvoirs interagissent-ils ?

Comme nous le savons bien, le pouvoir s’allie et se délie. Les alliances entre les zetas et les narcotrafiquants ne sont pas rares ; il s’agit de conserver le pouvoir même s’il faut s’allier avec votre ennemi. Toutes les forces qui se concentrent sur les flancs du volcan, des paramilitaires aux narcotrafiquants, sont bien sûr une autre forme d’expression de la violence naturelle. Le massif volcanique génère et multiplie tous ces démons.

Donc, au Mexique, la violence régit-elle les relations sociales ?

Ça dépend de la région. Le tissu social est fait de violence. À Mexico, vous ne pouvez pas fréquenter certains quartiers à une certainene heure, et si vous sortez avec une montre chère, vous risquez de ne pas rentrer à la maison avec elle. La violence conditionne la vie sociale, mais aussi et plus fortement le territoire que je recrée dans le roman. On y trouve uniquement ceux qui savent faire avec la violence.

Qu’est-ce qui explique que le Mexique soit un pays avec tant d’inégalités ?

Le Mexique fait la taille de quatorze Espagnes. Le pays immense abrite 52 langues autochtones, et il y a même des régions où l’espagnol n’est pas du tout parlé. Des millions de personnes vivent comme à l’époque préchrétienne. Si tu veux être écrivain, tu dois vivre à Mexico, sinon tu n’es personne. Cela rend compte de la centralisation du pays, seulement trois villes peuvent être désignées comme importantes et cosmopolites ; le reste est très rural. La révolution zapatiste a organisé la campagne de manière à la détacher des grandes métropoles. Telle est la réalité de toute l’Amérique latine. En outre, je vais être méchant : le Mexique ne reçoit aucune subvention de l’Union Européenne.

Vous dressez un tableau pessimiste du Mexique, mais en même temps, vous mettez dans le personnage de la chamane des mots d’espoir en affirmant que les Espagnols vont et viennent, mais qu’eux, les indigènes, vivent toute leur vie au Mexique.

En effet, c’est un message que je tire de mon enfance. On me disait ces mots, parce que je suis né à Veracruz, mais mes parents étaient Espagnols. Ils me faisaient croire que bientôt nous quitterions la terre de nos ancêtres. Qui sait ? Ils ont peut-être raison et cette parenthèse de 500 ans n’est rien comparée aux millénaires qu’ils ont vécu là-bas.

Vous décrivez un guérillero nommé Abigail Luna. De qui vous êtes-vous inspiré pour créer ce personnage ?

Quand j’étais enfant, j’étais terrifié par l’image de Lucio Cabañas, un guérillero qui opérait dans le massif montagneux qui jouxte le Pacifique. Je me souviens d’être sortie avec ma famille en randonnée et mon père portait un révolver 38. Les routes étaient très dangereuses et j’adorais l’arme de mon père. Bien sûr, j’étais sous le charme d’un rêve, car Lucio Cabañas se trouvait à des centaines de kilomètres de Veracruz. Cependant, dans ma jeunesse, je faisais de la radio et j’ai maintenu contact avec le sous-commandant Marcos, de qui j’ai fait la promotion d’une série de concerts qu’il a donnés pour obtenir des fonds et des sacs de maïs. À cette époque, j’ai rencontré d’autres zapatistes qui ont éveillé mon inquiétude sur le plan littéraire. Je pense qu’avec ce roman commence à émerger une histoire complète d’Abigail Luna.

López Obrador, président du Mexique, a demandé au roi d’Espagne de s’excuser pour le passé colonialiste de notre pays…

Il s’agit d’un pari politique aux yeux de ses électeurs, mais qui l’a conduit à se ridiculiser au niveau international. Il n’y a pas beaucoup de sens à réclamer à quelqu’un quelque chose qui s’est passé il y a 500 ans et qui a été mis en œuvre par une autre dynastie royale. J’ai été un peu déconcerté. Bien que la réaction de la droite espagnole, en faisant appel à la cape, à l’épée et au Cid, soit également très ridicule.

Que pensez-vous du nouveau révisionnisme qui s’est implanté dans la société depuis deux ans ?

Il y a un certain révisionnisme qui doit être fait : les statues d’un dictateur ne peuvent pas occuper des espaces publics, par exemple. Mais d’autres types de révisionnisme sont ridicules. En Californie, on a jeté des statues de Frère Junípero, un missionnaire majorquin, qui a marché jusqu’aux États-Unis pour faire du catéchisme. C’était un homme bon, sans prétention coloniale. Je ne pense pas non plus qu’il soit bon d’effacer la trace d’Hernán Cortés, car nous ne soulignons que son aspect négatif, et nous oublions que Cortés a créé la première université d’Amérique au Mexique, où seul le nahuatl était utilisé comme langue véhiculaire. Quand ils abattent une statue, ils détruisent une partie de l’histoire.

David VALIENTE,
Librújula
Traduction Tomás Torres

Los hijos del volcán, de Jordi Soler, 2022. Editorial Alfaguara, 224 p.