Claudia Quiroga de passage à Lyon a rencontré Olga Barry « une tisseuse de fils invisibles qui rend visible l’Amérique latine en France » 

Claudia Quiroga est réalisatrice, actrice, dramaturge, artiviste, enseignante et photographe. Elle est cofondatrice du Collectif Féministe Artiviste, MAT – Mujeres de Artes Tomar (Sacrées Artistes Femmes). Membre associé et enseignante au Centre latino-américain de Création et de Recherche Théâtrale. Elle fait partie du Collectif d’Autrices. Elle vit à Villa Sarmiento, Morón, dans la province de Buenos Aires. Voici son récit publié récemment en Argentine sur sa rencontre avec Olga Barry, éditorialiste de notre publication.

Photo : Claudia Quiroga

La revue Con Fervor visite la ville de Lyon, dans le quart sud-est de la France, dans le cadre de la présentation du livre de l’autrice de cette interview. Nous nous réjouissons à double titre car cela nous permet de pouvoir avoir accès à cette occasion à un espace de résistance culturelle emblématique. C’est Olga Barry qui nous reçoit. Elle est l’une des fondatrices de Nouveaux Espaces Latinos, une structure créée en 1984 pour la diffusion de la culture d’Amérique latine et des Caraïbes qui organise notamment le festival littéraire Belles Latinas, auquel ont participé plus de trois cents auteurs/autrices argentin(e)s. Olga est chilienne. Des raisons politiques l’ont forcée à s’exiler à Paris en juillet 1977 pour échapper à la dictature.

Con Fervor : Comment es-tu arrivée à Lyon ?

Olga Barry : À Paris on nous a proposé trois alternatives, trois villes où vivre. On nous a dit que cela pouvait être Strasbourg, Lille ou Lyon. L’assistante sociale nous a soufflé : plutôt Lyon qui est plus au sud, plus proche du Chili – ce qui nous a fait rire. L’adaptation n’est pas facile, la langue est différente, mais ce n’est pas là le plus important. Une langue, ça s’apprend rapidement. Nous étions relativement jeunes, nos enfants étaient petits, et quand on est en immersion, on est obligé de parler la langue. Nous l’avons donc apprise rapidement, en trois ou quatre mois. Pas parfaitement, mais nous l’avons apprise.

Il fallait travailler, peu importait le travail, n’est-ce pas ?

En effet, il fallait travailler à tout prix. Heureusement, à l’époque, il n’y avait pas la crise du chômage qui est apparue au cours des trente dernières années. Cela a donc été relativement facile. Mon mari a très vite trouvé du travail grâce à moi. En effet, on m’avait proposé de m’occuper d’enfants dont les parents étaient ingénieurs et travaillaient dans une grande entreprise d’informatique. J’ai répondu aux questions qu’ils me posaient sur l’activité professionnelle de mon mari et c’est ainsi qu’il a été embauché. Pour moi cela a été plus difficile, mais j’ai fini par trouver du travail, plus tard. J’ai travaillé pendant douze ans dans une structure scientifique, pour un professeur d’université. Et ensuite, j’ai fait ce que je n’avais pas pu faire au Chili à cause de la dictature :  j’ai fait des études de philosophie. Grâce au diplôme obtenu j’ai pu enseigner. Pas la philosophie, car je n’avais pas le niveau requis ; j’aurais dû passer des examens plus complexes, et je devais continuer à travailler pour pouvoir élever mes trois enfants. Alors j’ai commencé à enseigner l’espagnol à l’université et j’ai fait cela pendant vingt ans. Ici, nous enseignons aussi l’espagnol.

Comment a démarré Nouveaux Espaces Latinos ?

Comme une revue, un petit bulletin. Quelques feuillets dont le but était de contrer l’information, parfois très pamphlétaire, émanant des partis politiques. Nous étions des militants politiques et nous pensions que, au-delà du drame de l’Amérique latine, il fallait présenter le portrait d’un monde créatif. Montrer les problèmes sociaux, économiques, politiques et aussi, l’art, la littérature, etc. Cette revue est la seule de ce genre en France. Elle est rédigée en français car elle s’adresse à un public français. Mensuelle pendant de nombreuses années, elle est aujourd’hui trimestrielle dans sa version papier. Et nous publions aussi une édition digitale hebdomadaire. En 2002, nous avons lancé un festival littéraire Belles Latinas qui a lieu chaque année, au mois d’octobre. Nous invitons une quinzaine d’écrivains et d’écrivaines qui viennent d’Amérique latine. C’est le seul festival de ce type en France. Et en novembre nous avons un autre festival qui est le Festival de Documentaires d’Amérique latine, ou d’autres pays à condition qu’ils portent sur l’Amérique latine.

Dans quel quartier de situe Espaces Latinos et quelles en sont les particularités ?

Nous sommes sur une colline qui correspond au premier arrondissement de la ville. C’est un quartier modeste du point de vue économique. Cependant il y a un nombre impressionnant de galeries d’expositions d’œuvres d’art et d’ateliers d’architectes car la municipalité lyonnaise accorde des moyens pour ce type d’activités. Cette zone est très connue car, pendant la seconde guerre mondiale, ici on a pu résister aux nazis grâce à la structure urbaine spécifique de ce quartier. Il était effectivement très difficile de s’y repérer en raison de ses caractéristiques labyrinthiques et de ses corridors souterrains. Nous nous trouvons dans le secteur de la fabrication de la soie, une industrie très développée aux XIXe et XXe siècles. 

C’est pour cela que l’on peut apprécier ces larges baies vitrées, les murs de pierre et les hauts plafonds où l’on suspendait les bobines et les métiers à tisser. Les maisons possèdent, pour la plupart, des mezzanines en bois à cause de la grande hauteur sous plafond. Un peu plus haut, le quartier de la Croix Rousse offre une très bonne qualité de vie. Autrefois c’étaient des quartiers ouvriers qui se sont embourgeoisés au cours de ces dernières années. Lyon est une grande ville qui a une longue histoire. On dit qu’elle est humaniste car il y a ici de très nombreuses ONG dotées de structures importantes. C’est une ville où ont cohabité catholiques et protestants, très ouverts aux problèmes humanitaires.

Je t’écoute parler et je sens que tu es une tisseuse de fils invisibles qui rend visible l’Amérique latine en France.

Quelles jolies paroles tu dis là ! Nous allons les reprendre car nous nous définissons comme un pont de médiation. Nous avons toujours pensé que tout cela a été, peut-être, un moyen très personnel de pouvoir supporter l’exil. De pouvoir être proche de l’Amérique latine et, en même temps de constater que, vue d’Europe, celle-ci passe à un deuxième plan, et c’est normal, car elle est loin. En conséquence, c’est comme si nous l’avions sortie des catacombes et lui avions donné plus de visibilité. C’est pourquoi nous avons cherché un local comme celui-ci avec des vitrines. Pas une cave. Pas un sous-sol. C’est ça la réalité. Ce n’est pas toujours facile.

Cette Association civile reçoit-elle des subventions de l’État ?

Oui, du ministère de la Culture, par le biais du Centre National du Livre (pour le festival littéraire et pour la diffusion de livres traduits en français) et de la DRAC (la Direction Régionale des Affaires Culturelles) ainsi que de la ville et métropole de Lyon.

En tant qu’Association Civile, avez-vous des adhérent(e)s qui payent une cotisation mensuelle ?

L’adhésion est peu onéreuse, mais ajoutée aux autres, ça compte. Et il y a également des donateurs car nous avons un petit budget. Un financement de projets est assuré par la Mairie et aussi par le Conseil Régional. Et par un autre organisme, la SOFIA (la Société Française des Intérêts des Auteurs de l’écrit). Le financement le plus important concerne le Festival Littéraire. Les autres activités sont moins soutenues. Aussi utilisons-nous le reliquat du festival pour boucler le planning annuel d’activités. Personne ne perçoit de salaire, hélas. C’est du pur bénévolat.

L’idéal pour nous serait de pouvoir verser des salaires pour plus de stabilité. Et comme la plupart parmi nous ont à peu près mon âge, nous nous interrogeons également au sujet de la relève, car nous vieillissons. Or la relève risque d’être impossible car un jeune veut vivre de son activité. En ce qui nous concerne nous travaillons en parallèle, nous ne vivons aucunement de cette activité-ci. Au contraire, parfois, nous apportons même de l’argent, outre le travail de gestion que nous menons en continu. Januario, mon mari, un autre fondateur, dit : « un jour je vais mourir et tout ceci va s’arrêter » et cela me peine énormément. Alors je lui réponds, tu seras mort et tu n’y pourras rien.  

Comment perçois-tu le Chili aujourd’hui ? 

Le Chili d’aujourd’hui est porteur d’un immense espoir mais il fait naître aussi en moi une grande inquiétude, en raison des expectatives immenses et je me demande si le peuple va être capable d’avoir la patience nécessaire. Au Chili les changements sont très difficiles. Un certain secteur de la population jouit de tels privilèges qu’il va les défendre bec et ongles. Et c’est préoccupant. 

Et le président Gabriel Boric ? 

Il me semble que le président Boric est un jeune homme qui veut sincèrement œuvrer pour ce pays. Lui, et toute son équipe autour de lui, des jeunes aussi, qui ont quarante-cinq ans en moyenne. Je suis allée voter à Paris, puis je me suis rendue au Chili en janvier et février. Je suis allée écouter Gabriel Boric à plusieurs reprises. Et ma fille a fait le voyage pour son investiture et elle a pu couvrir l’événement pour notre publication, grâce à son accréditation de presse. Pour elle ce fut une expérience extraordinaire. C’est une opportunité pour que les choses changent au Chili, mais je ne sais pas si cela sera possible. Il y a d’énormes problèmes : l’Araucanie, le conflit indigène qui n’est pas facile à résoudre, les camionneurs, qui comme tu le sais ont paralysé le Chili à l’époque d’Allende, au début des années soixante-dix, et qui, à présent, recommencent. Si la nouvelle Constitution était approuvée cette année ce serait un grand pas en avant qui permettrait au gouvernement d’avancer.

Qu’est-ce qui t’intéresse dans la culture argentine ?

Pour tout te dire, parmi les plus de trois cents invités au festival que nous organisons, le plus grand nombre sont des Argentins. On écrit beaucoup en Argentine et il y a de bons écrivains. Nous sommes allées plusieurs fois à Buenos Aires, et dans notre équipe, il y a des Argentins. J’aime la riche culture argentine ; elle me trouble également. 

Claudia QUIROGA
Traduit par Isabelle Santarossa