La couleur sous la peau est un roman salvateur : thriller, roman de politique-fiction et récit social, il plonge magistralement son lecteur dans les méandres complexes du colorisme d’un Brésil en mutation. Grâce à une aventure palpitante et une narration précise, loin des clichés et des préjugés, Paulo Scott réussit la gageure de nous pousser à nous poser les bonnes questions. La couleur sous la peau est un regard brésilien mais neuf et nécessaire sur le racisme, qui ronge malheureusement toutes les sociétés de notre monde.
Photo : Gallimard
La couleur sous la peau est d’abord l’histoire de deux frères bien différents : Federico et Lourenço. Le premier est blanc comme leur mère, une intellectuelle engagée contre le racisme ; l’autre est noir, comme leur père, un policier haut gradé. Leur foyer est épargné par les discriminations raciales, mais cela ne les empêche pas de grandir sous la pression du racisme structurel de la société brésilienne. Lourenço, devenu entraîneur de basket, essaie tant bien que mal d’assumer sereinement sa différence et intériorise et refoule les vexations dont il est victime.
Federico, le narrateur de 49 ans, est devenu activiste et s’insurge contre les inégalités et les injustices. Dans un roman de politique-fiction, où l’écriture suit souvent les codes du thriller, les rancœurs du passé refont surface quand la fille de Lourenço, Roberta, se fait arrêter par la police brésilienne. Un policier influent poursuit ainsi la jeune étudiante et s’arrange pour la faire passer pour une terroriste dans le but de se venger d’un affront de jeunesse. Parallèlement, le gouvernement démocratique vient de proposer à Federico de participer à une concertation : il s’agit d’élaborer, une fois les quotas réservés aux personnes de couleur établis, un logiciel capable de juger, en fonction entre autres des tons de la peau, de la validité de l’attribution des places universitaires affectées aux jeunes noirs.
Au-delà d’une critique légitime et d’une dénonciation de la hiérarchisation et du racisme de la société brésilienne, la création d’un programme de sélection supposément « objectif » et l’institutionnalisation de quotas, ouvrant ou fermant l’accès au monde universitaire, permet de poser les bonnes questions. Qui est noir ? Qui est blanc ? Où doivent être placés les métis, plus ou moins colorés ? Le roman est lucide et nous confronte aussi à ce que la société brésilienne persiste à enfouir sous les apparences d’une harmonie factice.
L’histoire de ces deux frères et les conséquences d’un passé qu’ils n’ont jamais soldé interrogent les héritages familiaux, les injustices raciales et les luttes de toute une société, qui persistent de génération en génération : La couleur sous la peau déconstruit peu à peu l’image d’un pays édifié sur le mythe d’un métissage harmonieux. D’un autre côté, de façon complémentaire, la véritable perspective de ce roman, quelque peu à thèse, est celle de l’identification : celle des personnages bien sûr, mais aussi celle du Brésil.
De ce fait, le problème n’est pas seulement posé en termes de « phénotypes » ou d’apparences, mais plutôt autour de thèmes plus psychologiques et imperceptibles : la conscience et l’identité. Les anecdotes et les dialogues deviennent alors essentiels. Lourenço, par exemple, explique à demi-mot pourquoi se faire photographier avec un flash est inconcevable ; Federico s’avoue, ne se sentant ni blanc et n’ayant pas la couleur de peau de son père noir, qu’il vit dans un non-lieu, dans l’espace indéfini du métissage et qu’il est pour cela incapable de trouver sa véritable place. Chaque personnage est rongé par ses contradictions et des doutes.
Paulo Scott illustre comment les tensions raciales ne se réduisent pas à des affrontements ouverts ou des tensions visibles : elles sont intériorisées et traversent les esprits, les familles, les quartiers et les générations. Dans La couleur sous la peau, tout manichéisme se veut donc absent ; tout est nuance, même dans sa construction temporelle. Les actes du passé ont des conséquences sur le présent, et le présent reconstruit par la fiction doit permettre de cultiver l’espoir d’un futur meilleur. Le roman montre une société en mutation et veut plaider, dans un avenir plus ou moins proche, pour une véritable évolution.
Paulo Scott ne se contente pas de déconstruire : entre le poids d’une histoire traumatique marquée par l’esclavage et la reconnaissance des tensions parfois dystopiques du Brésil d’aujourd’hui, La couleur sous la peau se termine sur une éventualité optimiste. Grâce à ses deux dernières parties « Dans le futur » et « Le livre de Roberta », épilogues issus de souvenirs intimes et d’un contexte politique sous-jacent cimentés par la fiction, il s’agit aussi d’une profession de foi : la construction possible d’une société plus juste et plus humaine.
Paulo Scott est né en 1966 à Porto Alegre, au Brésil. Dans sa jeunesse, il a été membre d’un mouvement politique universitaire. Puis, pendant dix ans, il a enseigné le droit à Porto Alegre. Il se consacre désormais à la littérature : il est romancier, poète et traducteur de l’anglais. La couleur sous la peau (Marrom e amarelo, 2019) est son cinquième roman et a figuré sur la liste des nominés du prix international Booker 2022.
Cédric JUGÉ
La couleur sous la peau de Paulo Scott, traduit du portugais (Brésil) par Mathieu Dosse, Éditions Gallimard, 240 p., 2025.