Les peuples indigènes d’Argentine, grands oubliés de la lutte contre le coronavirus

Le nouveau président argentin, Alberto Fernández, peut se targuer d’avoir été réactif pour prendre des mesures face au Covid-19. Dès le 20 mars dernier, avec seulement 97 infectés, il a organisé  une quarantaine totale dans son pays, à rebours de son homologue brésilien, faisant de l’Argentine un des pays du continent les moins touchés par la pandémie. Cependant, certains groupes humains de la société sont plus exposés au virus que d’autres. C’est le cas des populations indigènes qui représentent 2,38 % de la population du pays, soit 1 059 242 personnes.  

Photo : Coco Magnanville

Manque de nourriture, d’eau, de médicaments et exclusion de la société, c’est la dure réalité à laquelle font face les peuples indigènes d’Argentine. Les Wichis, présents dans le Chaco argentin, dans les provinces de Formosa et Salta, vivent dans des situations très précaires. Suite à la mort de six jeunes Wichis dénutris entre le mois de janvier et le mois de mars, les journaux argentins s’étaient déjà indignés. Malgré ces tragédies, le mode de vie de cette population n’a que peu évolué. Les Wichis vivent dans des huttes, faites en terre cuite ou en bois, dont le toit est souvent fait de tôle ondulée. Tant la cohabitation de trois générations dans un espace restreint que le soleil brûlant du Chaco, ayant pour conséquence une chaleur invivable dans l’habitation, constitue un obstacle au respect du confinement. D’habitude chasseurs et pêcheurs, les Wichis perdent une importante part de leur alimentation suite aux restrictions de mobilités imposées par le gouvernement. Par ailleurs, l’absence, à proximité de leurs communautés, de stations d’épuration de l’eau rend leur quotidien très difficile, ces populations étant habituées à aller chercher leurs ressources d’eau en ville. Enfin, les Wichis ont perdu leur principale source de revenus puisqu’ils ne peuvent plus vendre d’artisanat dans les villes aux alentours.

Cette situation désastreuse est également vécue par les Mapuches, présents en Patagonie. Dans la province de Neuquén, la communauté Lof Cayupan, composée de 150 familles, se situe à 65 km de Zapala, la ville la plus proche. Avec la mise en place du confinement, les autorités argentines ont décidé de fermer la route 40, qui traverse la communauté et la ville. Privée d’accès à cette route, la communauté Mapuche ne peut donc plus s’approvisionner en nourriture ni vendre ses élevages caprins et ovins. Par conséquent, le centre d’artisanat Mapuche en bordure de cette route a aussi fermé. En plus de cette perte de revenus, l’hôpital le plus proche est celui de Zapala : il est donc devenu impossible pour cette communauté de bénéficier de soins de santé. La lonko (cheffe de la communauté) Sonia Reuque a déclaré l’urgence alimentaire et sanitaire afin que les autorités se préoccupent davantage du sort de son peuple et dans l’espoir d’obtenir 140 sacs alimentaires. Cependant, elle dit ne pas avoir été entendue. Pour Hugo Lican, le chef de la communauté Ruka Choroy, les difficultés d’approvisionnement en bois, utilisé en guise de chauffage, constituent un véritable problème. Cette communauté, qui vit en contrebas de la cordillère andine de Neuquén, voit l’hiver arriver à grand pas. S’ils n’ont plus aucun moyen de se chauffer, c’est la santé de toute la communauté qui est menacée. 

Les communautés Guaranies, au nombre de 117 dans la province de Misiones (réunissant 14 000 personnes), sont forcées au même constat. La communauté Tacuaruzu vit dans la Biosphère Yaboti, parc provincial frontalier séparé du Brésil par le fleuve Uruguay. De l’autre côté du fleuve, se trouve la ville d’Itaparinga, la plus facile d’accès pour recevoir des soins de santé ou acheter de la nourriture. Un cas de coronavirus est déjà enregistré dans la ville brésilienne et une seule contamination pourrait avoir des conséquences dévastatrices pour toute la communauté Tacuaruzu

Pour la communauté Guarani Ipora El Sauzal de la province de Jujuy, le seul moyen d’accéder au reste du territoire argentin était de passer par la ville de Pocitos en Bolivie. Avec la fermeture des frontières entre les deux États, la communauté est restée bloquée. En situation d’urgence sanitaire et alimentaire, elle a passé des jours à remettre en état à la pelle et à la pioche, un ancien chemin abandonné pour avoir à nouveau un accès à la ville argentine de Salvador Mazza. 

Les populations indigènes ont également des difficultés à acquérir les aides économiques mises en place par l’État argentin pour faire face au coronavirus. Pour le mois d’avril, le revenu familial d’urgence (IFE) a été déployé pour permettre aux travailleurs autonomes et à ceux dont les revenus sont informels de pallier les pertes économiques engendrées par la pandémie. Cette aide s’élève à un montant d’environ 200 euros. Au total, 1 687 communautés indigènes pourraient potentiellement en bénéficier. Malgré les problèmes structurels auxquels font face la majorité des communautés indigènes, l’Institut national des affaires indigènes (INAI) s’est dit prêt à recenser les populations pouvant y avoir droit. Par exemple, beaucoup de communautés n’ont pas accès à Internet et sont trop isolées des structures étatiques pour pouvoir faire la demande. Par ailleurs, la spécificité des documents à fournir pour avoir droit à cette aide pourrait elle aussi constituer un frein majeur à la réalisation de démarches. 

Au-delà de ces aides économiques, l’une des mesures phare du programme d’Alberto Fernández avait été le plan « Argentine contre la faim » qui visait à rendre possible l’obtention d’un panier alimentaire de base pour les plus nécessiteux. Ce plan proposait la distribution de cartes alimentaires destinées aux mères seules (d’une valeur de 60 € avec un enfant de moins de six ans ou de 90 € pour plus de deux enfants), pouvant être utilisées dans n’importe quelle épicerie ou supermarché. Avec le déploiement de la quarantaine, la distribution de ces cartes s’est complexifiée. Six villages de la province de Salta, isolés dans l’altiplano argentin à 3 000 mètres d’altitude, attendent toujours de les recevoir. Ces villages, en majorité peuplés par l’ethnie des Kollas, ont tenté de faire des demandes auprès de la Banque nationale de leur province mais, celle-ci étant fermée au public, ils n’ont pu obtenir de solutions. 

Certains, comme Octorina Zamora, représentante des communautés Wichis, soulignent l’inutilité des cartes alimentaires pour des communautés où le manque d’infrastructures rend impossible leur utilisation. German David, dirigeant de l’Organisation des Peuples Indigènes du Nord de l’Argentine (qui regroupe 176 communautés), souligne, dans un rapport adressé au président argentin, les difficultés d’acquisition de masques (devenus obligatoires dans les provinces de Salta et Jujuy) pour les peuples y résidant, ceux-ci étant très éloignés des centres urbains. 

Face à l’inaction du gouvernement, les ONG et les groupes universitaires sont les principaux organismes œuvrant à la sensibilisation des peuples indigènes. Par exemple, depuis la fin du mois de mars, plusieurs groupes traduisent en langues indigènes des mesures d’hygiène à respecter pour éviter la transmission du Covid-19. Le centre Universitaire des Langues (relié au ministère de l’Education nationale) s’est chargé de la traduction en langues Guaraní, Günun a Yajüch, Mapuche, Quechua et Toba-Quom. Le réseau des communautés rurales, une organisation sociale qui souhaite améliorer le niveau de vie des zones rurales d’Argentine, s’est chargé de traduire en langues Wichi et Pilaga. De plus, l’anthropologue Sebastián Valverde, directeur du programme Ethnies et territoires en redéfinition de l’Institut des Sciences Anthropologiques de la Faculté de Philosophie et de Lettres de l’Université de Buenos Aires, a créé une page Facebook Getteantropo pour regrouper les diverses initiatives d’aide aux populations indigènes.

Face à la détresse alimentaire et sanitaire, certaines organisations internationales ont décidé d’agir massivement. C’est le cas de la Croix Rouge qui a récolté approximativement 1 380 000 euros à la suite de la réalisation du Téléthon début avril. Avec ces dons, elle a pu acheter du matériel médical parmi lesquels des lits ou des respirateurs artificiels. En ce qui concerne les communautés aborigènes, elle a rendu potable cinq millions de litres d’eau potables pour les Wichis et lutte activement contre la dengue qui fait rage dans tout le nord du pays. L’Unicef a également prévu d’offrir son aide par un don de mille traitements nutritionnels à base de pâte de cacahuète. Ces traitements, qui ne nécessitent aucune préparation, vont être utilisés pour faciliter la récupération d’entre 800 et 1000 enfants dénutris selon les chiffres de l’organisation. 

Si le 19 avril constitue la journée de L’aborigène américain dans toute l’Amérique latine, l’heure n’est pas à la célébration. Sur tout le continent américain, les populations indigènes sont dans une situation de vulnérabilité totale qui n’a fait que s’exacerber avec l’apparition de la pandémie. À Buenos Aires, cette inquiétude s’est manifestée par la présence des représentants de sept peuples indigènes, qui attendent désespérément de rencontrer le président Alberto Fernández dans l’espoir de trouver des solutions. 

Lucas GOMES
Depuis l’Argentine