De loin on dirait des mouches, un roman noir sans concessions de l’Argentin Kike Ferrari

Kike Ferrari, travailleur, syndicaliste, écrivain, réussit avec ce roman à la fois une synthèse et une métaphore de l’histoire récente de l’Argentine, faite d’argent détourné, de crimes tarifés, d’opportunistes véreux, de violence politique et d’ostentation sociale. Comme une caricature ironique du self-made man, le señor Machi a su se hisser d’une condition médiocre à celle d’un homme richissime qui habite un quartier fermé, possède des voitures de luxe, s’habille chez Armani, change de maîtresse comme de chemise et consomme la meilleure cocaïne du marché.

Photo : La Voz de Galicia/Albin Michel

Le protagoniste et narrateur de De loin on dirait des mouches, le señor Machi, est un personnage décidément infect qui condense tous les vices d’une société dégradée par l’Histoire. Sans scrupules ni morale, corrompu et violent, il parle dans une langue saturée d’injures qui détourne le langage populaire tout en l’exacerbant.

L’ascension n’est pas due au travail mais aux trafics illégaux et aux opérations financières douteuses ; il a su en outre fournir des services inavouables aux puissants, tout en étant capable de s’adapter aux changements d’époque. Il se sent intouchable, et il l’a sans doute été. Mais un jour il trouve le cadavre d’un inconnu dans le coffre de sa voiture, et avec lui un objet dont il se sert pour des pratiques intimes. Si les assassins ont pu s’en saisir, c’est sans doute qu’ils appartiennent à son entourage le plus proche.

Le roman raconte les heures qui suivent cet événement : la peur, l’incompréhension, la paranoïa. Pendant qu’il roule à travers des quartiers marginaux et routes désertes, en cherchant un endroit sûr pour se débarrasser du corps, il passe en revue la vie qu’il s’est construite, en essayant d’identifier l’ennemi inconnu. Pendant un moment, tout semble s’écrouler. Lorsqu’il arrive finalement à se délester de l’intrus encombrant et peut rentrer à la maison, il veut croire que le mauvais rêve est fini.

Entre temps, le lecteur s’est penché sur l’abîme moral dans lequel le señor Machi s’enfonce, et a eu un aperçu du gâchis de sa vie familiale. Qu’il veuille bien l’admettre ou pas, il a peur. Et il est seul. Le señor Machi choisit néanmoins de croire que la vie repartira comme avant ; il ne sait pas encore que le cauchemar ne fait que commencer.

Un roman noir rapide, nerveux, sans concessions. Une énigme qui non seulement n’est pas résolue, mais qu’une magistrale mise en abyme menace de prolonger à l’infini. Une langue pervertie, à travers laquelle se dessine la conception du monde du narrateur, enracinée dans les préjugés sociaux qui lui font mépriser les plus faibles, faite de lieux communs et d’archétypes discriminatoires. Mais aussi une langue où se niche, avec virtuosité, la puissance critique de l’auteur, dont l’ironie acérée, le sens de l’absurde et l’humour noir déconstruisent une idéologie tout en construisant un personnage.

Marián SEMILLA DURÁN

De loin on dirait des mouches de Kike Ferrari, traduit de l’espagnol (Argentine) par Tania Campos, Albin Michel, 240 p., 18 €. Kike Ferrari en espagnol : Que de lejos parecen moscas, Alfaguara.

Kike Ferrari est né à Buenos Aires en 1972. Aujourd’hui balayeur dans le métro, il concilie sa passion de l’écriture et son travail en écrivant régulièrement pour El Andén, le magazine du syndicat des travailleurs du métro de Buenos Aires, dont il est délégué. Dans un pays où aucun écrivain ne peut vivre de l’écriture, Kike Ferrari fait partie d’une puissante nouvelle génération d’auteurs argentins et a réussi à devenir, avec sa personnalité hors-normes à la Bukowski et ses romans Operación BukowskiLo que no fue (Prix Casa de la Américas en 2009) et Punto Ciego (co-écrit avec son ami Juan Mattio), un auteur culte en Argentine et reconnu à l’international.