Rétrospective de l’œuvre de la Chilienne Valeria Sarmiento à la cinémathèque de Paris

Du 1er au 7 octobre 2018, la cinémathèque de Paris organise une rétrospective autour de l’œuvre de la réalisatrice chilienne Valeria Sarmiento à l’occasion de la sortie de son dernier film en date, Le Cahier noir. Un dialogue entre la réalisatrice et Jorge Arriagada, le compositeur de la musique de ses films, animé par Gabriela Trujillo, se tiendra également à la suite de la projection de Notre mariage le samedi 6 octobre à 14 h 30.

Photo : Le Cahier noir

De l’essai documentaire à la fiction, de la radiographie de la violence de genre au film en costumes, l’œuvre si rare de Valeria Sarmiento expose et retourne avec élégance et humour les stéréotypes féminins au tournant du XXIe siècle. Amour, folie, dévoration : la réalisatrice déploie en une quinzaine de films les codes du mélodrame pour exalter la délicieuse truculence du rapport entre les sexes. 

Née à Valparaíso, Valeria Sarmiento fait des études de cinéma. Elle réalise des courts métrages documentaires au Chili avant de prendre, avec son compagnon Raúl Ruiz, le chemin de l’exil obligé en 1973. Si elle s’est fait connaître en Europe comme monteuse des films de son célèbre époux (disparu en 2011), il est plus que temps de rappeler que, depuis près de quarante ans, elle n’a aussi cessé de travailler comme scénariste et réalisatrice.

La nostalgie n’est plus ce qu’elle était

Les premiers films qu’elle tourne en France sont des variations autour de l’exil, du déracinement et de l’identité. Suivant une démarche qu’elle qualifie elle-même, avec une immense modestie, d’expérimentale (Le Mal du pays en 1979 puis, la même année, Gens de nulle part, gens de toutes parts), Sarmiento approfondit par la suite sa recherche documentaire (notamment Carlos Fuentes, un voyage dans le temps en 1998 et Au Louvre avec Miquel Barceló en 2004).

Dans les années où elle a pu retourner au Chili, elle n’a cessé de s’intéresser à l’histoire des femmes du pays, comme dans le portrait rêvé de Maria Graham (2014), l’intrépide écrivaine. Mais pour marquer le retour (im)possible au pays natal, Valeria Sarmiento signe en 2008 Secretos, une comédie noire où elle dénonce la culture du faux-semblant au sein d’une société qu’elle n’a pas vu changer – pays perdu où le secret devient la norme. Vision à la fois émue et sans concession des Chiliens, elle y déploie la puissance de son ironie dans des scènes où le rire l’emporte sur l’hypocrisie.

Gardienne de la mémoire

Depuis la disparition de Ruiz, Valeria Sarmiento poursuit le travail du compagnon de sa vie. Elle dirige Les Lignes de Wellington (2012), projet interrompu par la mort du cinéaste où elle esquisse l’art de la guerre à travers la figure du duc de Wellington, commandant en chef des armées portugaise et britannique, un général obsédé par son image. Remodelant le projet initial, elle s’étend sur la manière dont les guerres napoléoniennes bouleversent les géographies – paysages et visages – insistant sur l’empreinte que laisse la guerre dans les rapports entre les hommes. Comme un dernier salut des membres de la «troupe» de Ruiz, certains acteurs viennent rendre hommage (Melvil Poupaud, John Malkovich, Chiara Mastroianni, Michel Piccoli, Catherine Deneuve, Isabelle Huppert), le temps d’une apparition mémorable, au réalisateur.

De même, en l’attente de la mise en production de son adaptation du roman de Roberto Bolaño La Piste de glace, Sarmiento dirige Le Cahier noir (2018), une préquelle des Mystères de Lisbonne de Ruiz (2010), laissée à l’état de projet par le scénariste Carlos Saboga. À nouveau, Sarmiento infléchit le feuilleton d’origine, s’écartant de la figure protéiforme d’un cardinal mystérieux pour se concentrer sur les rapports entre le jeune Sebastian et sa nourrice, incarnée par la sensuelle et ardente Lou de Laâge.

Mais la réalisatrice intervient aussi comme mémorialiste, sauvegardant et permettant la projection des films de Ruiz. Telle Isis en quête du corps d’Osiris, elle remembre certains des très nombreux projets inachevés comme cette Telenovela errante (1990-2017), feuilleton erratique qui enferme en plusieurs sketchs les premières impressions, vivaces et drôles, du réalisateur lorsqu’il a pu tourner à nouveau dans son pays, ou encore son mythique premier film inachevé, El Tango del viudo (Le Tango du veuf, 1967).

La femme élémentaire

Véritable bijou documentaire, El Hombre cuando es hombre (1982) dépeint avec élégance et une inépuisable fierté créative la condition féminine en Amérique latine, à travers ses rites et ses tragédies. Dans ce moyen métrage tourné au Costa Rica par la force des choses (à l’époque, peu de pays de la région lui accordent un visa), elle magnifie la part inviolable de la femme désirante. Car être femme selon Valeria Sarmiento n’est pas une fatalité, mais plutôt l’origine d’une empreinte structurelle au monde. De ce fait, son matériau privilégié est le mélodrame, principal véhicule de stéréotypes qu’elle détourne allègrement.

Notre mariage (1985), premier long métrage de fiction, subvertit malgré lui le récit de la mythique Corín Tellado, figure majeure de la romance sentimentale hispanique. Son héroïne, naïve et rusée, a la force d’un poignard enveloppé dans un ruban de soie rose. Si la danseuse de Rosa la China (2002), mélodrame cubain flamboyant et baroque inspiré des feuilletons radio des années 1940, apparaît à la fois charnelle et tragique, telle une Salomé des Caraïbes, la protagoniste d’Amelia Lopes O’Neill (1990), quant à elle, devient la prêtresse profane d’un amour hors norme, fidèle jusqu’à la folie. Véritable allégorie hitchcockienne de la mémoire, Madeleine, l’héroïne de L’Inconnu de Strasbourg (1998), rend ses souvenirs à l’amant amnésique par l’étreinte amoureuse.

Filmés avec une sensualité inouïe, les rapports entre l’homme et la femme se heurtent dans l’œuvre de Sarmiento à l’espace intime et opaque de la famille et, surtout, au regard lubrique de la société puritaine qui condamne tout désir. Les films détaillent et exaltent le malentendu des sexes, comme dans la troublante adaptation du roman de la sulfureuse Mercedes Pinto, Elle (1995), qui avait inspiré l’un des plus grands films de Buñuel (Él, 1952). 

Valeria Sarmiento échappe à une certaine norme de l’art des femmes actuellement en vogue : qu’en est-il, semble-t-elle demander, de ces créatrices qui ont gardé un pouvoir d’égarement ? Alors, répondant à l’injonction d’une autre de ces femmes dont l’œuvre accède au point où le masculin et le féminin cessent d’être contradictoires : «Lâchez tout», et découvrez les films de Valeria Sarmiento !

Gabriela TRUJILLO*
D’après la Cinémathèque de Paris

  • Docteure en cinéma, spécialiste des avant-gardes latino-américaines et européennes