Dès l’accession du président Daniel Ortega au pouvoir, le mouvement féministe a mis en garde contre le risque d’un basculement du régime dans la dictature, relève dans une tribune au Monde Delphine Lacombe, sociologue chargée de recherche au CNRS, dont nous reproduisons ici les propos.
Photo : RTVE
Depuis quatre-vingt-dix jours, Daniel Ortega et son épouse, Rosario Murillo, répriment dans le sang la population nicaraguayenne opposée à leur dictature. Le week-end dernier, à Managua, deux étudiants ont été tués d’une balle dans la tête, dans une église où ils s’étaient réfugiés avec une centaine de leurs camarades. Les 15 et 16 juillet, une nouvelle opération de terreur a été menée dans plusieurs villes proches de la capitale, ajoutant au moins dix personnes à la liste des trois cent cinquante tuées depuis fin avril.
Force est de constater que quelques témoins et observateurs avaient précocement compris que le retour au pouvoir de Daniel Ortega (chef de l’État de 1984 à 1990) n’était que l’aboutissement d’une stratégie de réascension politique à des fins dictatoriales. Il suffisait d’écouter nombre de féministes pour comprendre la genèse de la tyrannie actuelle.
Dès 1994, au moment où Daniel Ortega finit par s’imposer seul à la tête du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), la journaliste et sociologue Sofía Montenegro rappelle dans un article intitulé «le FSLN est-il révolutionnaire ?» («¿Es Revolucionario el FSLN?», voir le lien PDF) que cette organisation s’est toujours donnée pour principales vertus l’autoritarisme et l’obéissance, certes confortées par la polarisation guerrière des années 1980.
Si la «mystique révolutionnaire» a pu fomenter une énergie collective tournée vers la dignité nationale, elle a aussi été une «mystique de la négation, négation des individus et de la vie même», tant le fait d’exprimer un désir de libération personnelle et collective, notamment en tant que femmes, pouvait être marqué au sceau de l’égoïsme et du déviationnisme idéologique.
Elle affirmait que, sans un véritable aggiornamiento, le FSLN serait voué à reproduire à nouveaux frais ce modèle, proclamateur de vœux révolutionnaires tout en niant les individus, et la vie même. L’auteure se faisait alors l’écho d’une rupture de la plupart des féministes vis-à-vis d’un parti perçu comme le relais d’une culture patriarcale jamais questionnée, et mobilisée pour exclure les voix dissidentes.
Ce sont aussi les féministes qui, les premières, réprouvent dès 1998 le système d’impunité qui permet à Ortega d’échapper à la justice, après que la fille de Murillo et sa fille adoptive, Zoilamérica Narváez, l’eut dénoncé pour viols commis contre elle tout au long de l’enfance.
Lorsque le scandale éclate, le FSLN resserre les rangs autour de son «lider máximo», tandis que ce dernier, député, pactise avec la droite et avec le président d’alors, Arnoldo Alemán (président de 1997 à 2002, accusé de corruption. Ils négocient ensemble une impunité mutuelle et le partage du pouvoir sur les principales institutions du pays.
Accusé de viols et chef d’État
Ce marchandage a fini par diviser la droite, et par donner vainqueur un Daniel Ortega réélu dès le premier tour de l’élection présidentielle en 2006. Son alliance forgée au cours des années précédentes avec l’Église catholique a aussi été le lieu de la contestation des féministes, qui ont dénoncé la mise en scène du mariage catholique de Murillo avec Ortega, faisant office d’absolution pour les crimes commis contre leur fille.
Ensuite, la pénalisation totale de l’avortement fut pour l’Église le prolongement législatif de son magistère moral, et pour Ortega et Murillo une manière de mettre en minorité les féministes dont la capacité de nuisance contre le couple était réelle. C’est d’ailleurs pour continuer de les marginaliser que Murillo a réussi à coopter une partie du mouvement LGBT, pour mieux diviser tout un champ de revendications sur l’égalité de genre et permettre à Ortega d’afficher provisoirement une présidence «gay friendly».
Le Mouvement autonome des femmes (MAM) du Nicaragua, constitué à partir de 2004, avait pourtant dès cette date lancé l’alerte sur la dangerosité d’Ortega. Outre le fait que ses militantes s’inquiétaient de voir un homme accusé de viols redevenir chef d’État, elles soulignaient les premières que le nouveau visage du FSLN, s’affichant en lutte contre la pauvreté, ne pouvait que rendre plus efficace et pervers le contrôle du parti sur la société.
À leurs yeux, ce scénario politique était le pire de tous, car Ortega se maintiendrait au pouvoir par tous les moyens. Elles condamnaient aussi, dès 2007, l’établissement des «conseils du pouvoir citoyens», un maillage communautaire parapartidaire pyramidal, inspiré du modèle bolivarien, dirigé par Murillo. Quelque temps plus tard, au moment de la fraude électorale de 2008, ces féministes furent l’objet, avec d’autres ONG, de campagnes d’appel au lynchage à l’instigation de la présidence.
Modèle corporatiste
La suite des événements est aujourd’hui connue. Ortega et Murillo ont structuré leur pouvoir autour d’un modèle corporatiste associant le patronat. Ils ont détourné à leur profit les fonds de la coopération vénézuélienne, tout en les utilisant pour financer des programmes sociaux clientélaires. Ils ont trouvé un accord avec le FMI non sans faire participer le Nicaragua au traité de libre commerce avec les États-Unis (accord de libre-échange entre les États-Unis, cinq pays d’Amérique centrale et la République dominicaine, connu sous l’acronyme anglais de Cafta – Central American Free Trade Agreement).
Sous la surface de cette mise en ordre politique, il est intéressant de saisir la morphologie locale de ce pouvoir, dont les traits familialistes ont été le calque du modèle d’impunité du couple présidentiel lui-même.
En 2013, Ortega et Murillo, tout en faisant mine de soutenir une loi cadre de lutte contre les violences faites aux femmes, ont en réalité fini par en altérer le contenu par décret, en promouvant la médiation pour conflits conjugaux et familiaux, dans les «unités de la famille, de la communauté, et de la vie». Celles-ci, composées de représentants communautaires dont religieux, se sont substituées à tous les dispositifs jusque-là en place pour accompagner les femmes et les enfants victimes de violence de genre.
Outre le moindre intérêt international actuel pour l’Amérique centrale, au moins deux formes de cécité ont fonctionné de pair pour entraver la compréhension de ces phénomènes. La croyance aveugle en l’autoproclamation émancipatrice «de gauche», et le manque de considération à l’égard d’une analyse féministe antidictatoriale, capable de saisir la conjonction des formes publiques et privées de la tyrannie.
Delphine LACOMBE
Sociologue chargée de recherche au CNRS
Tribune publiée dans Le Monde