L’entrée de l’Argentine aux BRICS interroge les associations des droits humains

À deux mois d’une élection présidentielle cruciale pour un pays au bord de l’explosion sociale, le président Alberto Fernández vient de signer un accord avec les BRICS. L’opposition accuse l’irresponsabilité du gouvernement, dans une ambiance marquée par le mondial de Rugby et des pillages de commerces comme dans la « Grande crise » de 2001.

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« BRICS », acronyme de la fédération réunissant depuis 2011 le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et la République d’Afrique du Sud. Ce marché gigantesque a une énorme influence sur la direction de l’économie du globe car ces pays concentrent plus de 40 % de la population mondiale, ce qui représente dans le commerce international 27 % du PIB. Dans le même contexte d’élargissement, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont également été invités à joindre le groupe lors du Sommet à Johannesburg, du 22 au 24 août dernier. 

Juan Manuel López a été l’une des premières voix à s’élever contre la décision du président. Le chef du bloc de l’opposition Coalition civique des députés argentins avait déjà déposé un dossier, en mai dernier, où il signalait les risques de l’entrée de l’Argentine aux BRICS. « Nous avons averti le gouvernement sur les éventuels risques pour l’Argentine, car la priorité est de retrouver la confiance économique nécessaire pour attirer les investisseurs, et retrouver une place de poids au niveau régional. Sans doute, c’est une irresponsabilité d’Alberto Fernández de signer cet accord à trois mois d’un changement de gestion gouvernementale », a-t-il martelé avant d’ajouter : « Malgré les bénéfices potentiels que cet accord laisse miroiter, la vérité c’est que les BRICS adolescent des canons démocratiques et de soucis pour les droits humains. »

À côté de Juan Manuel López et du leader du bloc de l’opposition, Elisa Carrió, nombreux sont les responsables politiques qui crient gare contre les BRICS. Parmi eux, Alfredo Cornejo, candidat à gouverneur de Mendoza et président de l’inter-bloc de Juntos por el Cambio au Sénat ainsi que Mario Negri, président du parti radical. Tous sont d’accord pour dire qu’il s’agit d’une décision de la part de M. Fernández pour le moins anachronique, trois mois avant de partir, et qu’il y aura des conséquences imprévisibles, voire dangereuses, pour le prochain gouvernement. Des conséquences morales surtout car, comme le souligne M. Negri « parmi les pays qui intègrent les BRICS, certains militent contre l’Occident », comme l’Iran, responsable des attentats meurtriers commis à Buenos Aires dans les années 1990. Udi Levi, expert en terrorisme mondial, signale que « les pays qui composent les BRICS sont sous la tutelle de la Chine et beaucoup d’argent afflue de l’Iran et de la Russie ». De leur côté, les candidats de Juntos por el Cambio dénoncèrent l’« irresponsabilité » du président Alberto Fernández pour avoir accepté cette « invitation » du cercle anti-impérialisme yankee avant d’être décidée par le Congrès. L’adhésion de l’Argentine sera effective à partir de janvier 2024. 

Plus virulente que les propos de ses collègues, Graciela Camaño voit dans ce traité moins les bénéfices commerciales que les potentielles dérives concernant l’égalité de genre et les libertés des femmes. La députée du parti péroniste au pouvoir n’a pas mâché ses mots pour dénoncer cette connivence avec « des pays qui ignorent les droits des femmes, la démocratie, et qui en plus l’un d’entre eux est en guerre contre l’Europe », c’est-à-dire l’Ukraine. En outre, cette déclaration d’intention d’ouverture du marché argentine vers l’Orient soulève un autre point sensible, à savoir si le projet doit ou non être approuvé par le Congrès de la Nation. C’est, d’après la Constitution, une éventualité discutable car il ne s’agit pas d’un traité d’intégration ferme mais plutôt d’une période d’essai. 

D’après le député Juan Manuel López, « les traités de ce type imposent comme condition préalable que ces pays respectent les principes démocratiques, et qu’ils respectent les droits humains », a-t-il expliqué en citant un extrait de l’article 75 : « Il revient au Congrès l’approbation des traités d’intégration qui délèguent des compétences et la jurisprudence de la Nation à organisations d’autres États, en conditions d’égalité et de réciprocité, et s’ils respectent l’ordre démocratique et les droits humains. » Ce qui n’est absolument pas le cas de la Chine, de la Russie et de l’Iran.

Rappelons que lors de la tournée du président argentin en Asie, en février 2022, une semaine avant l’agression contre l’Ukraine, Amnesty International lui avait envoyé une lettre en l’avertissant sur les violations aux droits humains en Russie et en Chine. Ignorant complètement cette question essentielle pour l’avenir de la civilisation, c’est à cette occasion que Fernández avait offert son pays à Vladimir Poutine comme « porte d’entrée » en Amérique latine et, à Pékin, il avait traité Xi Jinping de « péroniste » ! 

Un autre point relevant du traité avec les BRICS concerne de façon collatérale les États-unis, qui ont trop longtemps négligé leur importance tant sur le plan commercial que politique. On peut voir dans l’intérêt de la Russie et de la Chine en Amérique latine une géostratégie dont l’objectif serait de prendre le contrôle de cette région considérée historiquement comme l’arrière-cour des États-Unis, selon la doctrine Monroe. Pour le politologue Sarang Shidor, après le Sommet des BRICS à Johannesburg, l’indifférence de Washington « a été remplacée par de la surprise et même de l’inquiétude ». Dans un article publié dans le New York Times, il déclare que « l’expansion des BRICS est un marqueur incontestable de l’insatisfaction de nombreux pays à l’égard de l’ordre mondial et de leur ambition d’améliorer leur place au sein de cet ordre. Pour l’Amérique*, dont l’emprise sur le monde s’affaiblit, il s’agit d’un défi subtilement importante. »

À présent, avec une pauvreté qui progresse et touche désormais le 42 % de la population, soit dix-neuf millions d’habitants, une inflation record depuis plus de 30 ans (105 % sur un an), l’Argentine, troisième économie d’Amérique latine, doit traverser deux mois difficiles jusqu’aux élections en octobre prochain. Car le mécontentement de la population est monté d’un cran ces dernières semaines avec des pillages de supermarchés dans les banlieues de Buenos Aires et à l’intérieur du pays. On craint désormais la répétition du même scénario qui a provoqué, en 2001, la majeure catastrophe politique, financière et sociale de l’histoire argentine, la bien nommée « Grande crise ».

Or, malgré les lanternes d’alarme en rouge l’actualité pour beaucoup d’Argentins ne revêt pas la morosité que ces nouvelles devraient cependant transmettre. Dans un pays où le sport de masse a le statut de vertu nationale, les Argentins commencent déjà à vibrer au rythme de la Coupe du monde rugby. En attendant le match inaugural, le 9 septembre, contre sa sempiternelle ennemie l’Angleterre, l’équipe nationale des Pumas s’est confortablement installée dans son camp de base, à La Baule-Escoublac (Loire-Atlantique), dans le plus prestigieux hôtel, l’Hermitage. Or, aux yeux de celles et ceux conscients de la gravité de la situation sociale et économique, ce mondial pour les Argentins sert encore une fois à détourner l’attention populaire. C’est le « panem et circenses » des Romains, connaisseurs de l’art de commander au peuple mais version argentine : « quelques miettes et beaucoup de rugby et de football ». Comme l’a dit un Argentin à l’auteur de ces lignes, après le dernier mondial de football au Qatar : « Nous sommes en train de crever, et nous allons certainement devenir un pays vassal de la Chine et de la Russie mais on s’en fout… toute la planète nous regarde, nous avons Messi et nous sommes les champions du monde ! Vive l’Argentine ! »

Eduardo UGOLINI

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* Les patronymes « AmériqueAméricains » sont très répandus encore aujourd’hui et discriminatoires, et même une erreur de langage, quand ils désignent uniquement les États-unis et ses citoyens, les États-uniens. Les Colombiens, les Brésiliens, les Mexicains, et cetera ce sont aussi des Américains. Il faut voir là une outre façon de perpétuer l’impérialisme dans l’inconscient collectif au détriment de l’identité particulière de chaque pays qui apporte à l’ensemble du continent – lAmérique –, une richesse inhérente à la diversité culturelle qui caractérise le Nouveau Monde.