Revue Caravelle n° 120 : L’histoire du temps présent en Amérique latine – Passés incommodes et mémoires démocratiques

La dernière édition de la revue Caravelle, publiée avec le soutien de I’Institut pluridisciplinaire pour les études sur les Amériques à Toulouse (IPEALT), vient de paraître. Nous reproduisons ici sa présentation par Frédérique Langue (CNRS-IHTP) et Eugenia Allier-Montaño (UNAM-IIS), suivie du sommaire complet de la revue, de 215 pages, vendue par correspondance ainsi que dans les meilleures librairies.

Photo : IPEALT

Dans l’un de ses derniers ouvrages, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine (2016), Henry Rousso revient longuement sur les redéfinitions appliquées au terme de mémoire, un terme certes galvaudé mais qui en est venu à désigner tout type de rapport entre passé et présent, donnant lieu à des formes inédites de revendications sociales voire de politiques publiques. Cette « valeur cardinale de notre temps » est devenue un « marqueur des sociétés démocratiques », voire un nouveau droit humain si l’on considère les politiques de réparation d’épisodes tragiques ou traumatiques des mémoires nationales[1].

Dans cette globalisation de la mémoire et nouveau paradigme de l’histoire du temps présent, l’Amérique latine se distingue précisément sur ce point. L’histoire du temps présent, ou récente, selon la dénomination qu’on lui prête selon le pays et la chronologie locale (ainsi en Argentine), va de pair avec une exigence de justice et de réparation pour les victimes, en particulier à l’occasion de sorties de régimes autoritaires/dictatures militaires et transitions à la démocratie. La connaissance du passé s’appuie à cet égard sur un effacement des frontières entre le passé et le présent tant est prégnant le souvenir des crimes du passé, de la répression politique et des violences d’État.

Obviant l’ère des commémorations instrumentalisée par les États et les officialismes, une véritable « mémoire de dénonciation » s’est mise en place, portée par des travaux d’historien(ne)s « passeurs »/intermédiaires entre deux continents et deux historiographies, et une nouvelle génération. D’où une confrontation histoire/mémoire, explicite à travers certaines problématiques désormais amplement globalisées : outre la reconnaissance des victimes et de témoignages, la mise à disposition/dévoilement de nouvelles sources, le rôle des médias, l’impact des « dernières catastrophes » sur les droits humains, l’irruption des féminismes et du genre, le rôle des syndicats et des partis, les mouvements armés et guérillas, politique et violence d’État, le rôle d’institutions aussi diverses que l’université, ou de la justice, sans compter les politiques symboliques et patrimoniales qui sous-tendent cette réécriture de l’histoire, ses mythes persistants et ses médiations.

À travers ce dossier[2], nous avons choisi de présenter un panorama de ces nouvelles orientations en réunissant des essais de jeunes chercheurs, illustrant par ailleurs la circulation de la réflexion autour de l’histoire du temps présent entre les deux rives de l’Atlantique, la mise en place et l’appropriation non seulement de lieux mais d’espaces de mémoire, et in fine, le rôle des témoins dans cette appréhension de l’histoire du temps présent et du statut dévolu à l’historien, à la fois témoin direct de l’histoire en train de se faire, d’une histoire à vif[3], et interprète de celle-ci, mis parfois en concurrence ou en porte-à-faux, par rapport à d’autres acteurs de l’écriture de l’histoire récente sur l’autel de la justice (transitionnelle) et de l’engagement mémoriel dont témoigne à l’occasion l’histoire publique.

Dans un tel contexte, les commémorations et leurs Bicentenaires acquièrent une importance décisive, au sens où elles sont l’occasion de dépasser très fréquemment les versions autorisées d’un événement produites par l’histoire officielle, et d’en aborder – point essentiel – les répercussions ou les échos dans le temps présent, au-delà de leurs enjeux mémoriels[4]. Tel est le cas du Mexique, où l’histoire du temps présent semble se concentrer à la controversée année 1968 (et la violence des années 1970), telle que l’a étudiée Eugenia Allier Montaño dans son dernier ouvrage sur le mouvement étudiant et ses mémoires tragiques, et que d’autres chercheurs mexicains s’attachent désormais à revisiter[5]. Mais cette histoire ne s’arrête pas là, elle avance dans le présent, et l’étude des commémorations témoigne de cette perspective. Les Bicentenaires revisités sur un mode visuel par César Vilchis Ortega et Gina Catherine León Cabrera mettent ainsi en évidence une évolution, encore fragile, des concepts comme des arguments avancés à l’égard ou à l’encontre de ces célébrations marquées inévitablement du sceau de l’État. Une réflexion similaire, et remise en question conceptuelle, est proposée par Miriam Hernández Reyna à propos de la mémoire indigène dans le Mexique contemporain, un passé à la fois lointain (colonial, ergotraumatique, propice à des réécritures multiples en particulier dans le sens d’une histoire officielle, « légende noire » comprise), revisité à travers la figure et la rhétorique de la victime et marqué du sceau de l’utopie, celle d’une nation pluriculturelle. Sur la base de témoignages de proches des disparus, María Angélica Tamayo Plazas aborde quant à elle la « mémoire transnationale » de la disparition forcée au Mexique, revisitant les espaces de la violence mais également la quête de justice et réparation présents dans les pratiques discursives plus récentes.

La situation de la Colombie est abordée à travers deux essais, dont il n’est pas inutile de souligner qu’ils ont été rédigés par de jeunes chercheurs évoluant hors du pays (Fernanda Espinosa et Juan Sebastián Granada), centrés sur le passé violent de la Colombie, aussi bien en ce qui concerne la mémoire de faits et événements tragiques – dans leur transcription visuelle –, que la possibilité de réparation fondée sur la justice transitionnelle. Effet de distance, libération – relative – de la parole par rapport à des versions officielles contraignantes d’une violence séculaire produite par les deux « démons » (si l’on reprend la terminologie en usage pour d’autres pays latino-américains, en particulier du Cône sud) que sont les groupes paramilitaires et autres guérillas et avatars de la « lutte armée » et la violence séculaire, en particulier la répression orchestrée et médiatisée par l’État colombien. Le changement récent de majorité politique et l’accession de la gauche à la gouvernance du pays ouvriront-ils une nouvelle voie d’interprétation dans l’appréhension de phénomènes traumatiques installés dans une longue durée tragique et une « nouvelle catastrophe »… institutionnalisée ? La question du conflit civil mérite d’être posée tant est prégnante l’image voire la présence de la violence dans les mémoires individuelles et collectives. Le mal comme instrument de la politique est d’ailleurs abordé par Jo-Ann Peña Angulo dans le cas vénézuélien, caractérisé par une omniprésence de l’idéologie et d’un discours officiel fondé sur l’« apologie de la guerre » qui a déterminé dans une très large mesure l’évolution des relations civils-militaires au cours de ces deux dernières décennies. La mise en perspective avec d’autres expériences du temps présent et notamment la « politisation de l’histoire et ses dangers » telle que l’ont évoquée Pierre Nora et à travers lui Anaclet Pons, relatée ici dans toute sa cruauté et sans concession aucune, confère à cette analyse une force inédite pour l’historien(ne) du temps présent[6].

La force des images, des caricatures, des « médiations » en d’autres termes de cette autre manière de mettre l’histoire en récit, est ici un élément clé dans l’appréhension d’événements associés à une mémoire tragique, bien que remontant à quelques décennies mais dont les représentations cinématographiques en particulier s’inscrivent dans un continuum, au point de fonder un « patrimoine filmique ». On retrouve la même démarche à l’endroit de l’Argentine – abordée par Marion Cairault – et du Chili – Marcy Campos Pérez – pour des productions cinématographiques. Le souvenir de la dictature est ici celui de ses victimes, cinéastes pour la plupart, y compris dans les réseaux de solidarité, intellectuels et artistiques, qui se sont créés, notamment en Europe, afin de préserver un « patrimoine filmique » récent, avant même que le coup d’État chilien n’en vienne à donner une orientation plus militante à ces échanges culturels.

Dans l’ensemble de ces travaux, issus pour la plupart de thèses de doctorat ou concomitants à la réalisation de celles-ci, la mémoire des « vaincus », autrefois dominante dans l’historiographie américaniste, a cédé la place aux victimes et à la quête voire à l’exigence de réparation, et reflétant en cela nombre de débats sociétaux. La médiation par l’image a ici un impact décisif dans cette nouvelle histoire du temps présent, marquée par une composante émotionnelle indéniable, la diversité des canaux d’écriture et la non moindre diffusion des problématiques abordées dans un espace public démultiplié et globalisé au moyen des réseaux sociaux notamment. Un autre point évoqué au détour de ces études est l’implication constante du chercheur en tant que témoin d’une histoire « à vif » ou en train de se faire et, dans tous les cas, de s’écrire dans la cité du temps présent, comme en témoigne précisément sa présence dans les « commissions de la vérité », en dernière instance sa vigilance face aux velléités d’imposition d’histoires officielles.

D’après IPEALT

1 Henry Rousso, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Paris, Belin, 2016 ; « Hacia una globalización de la memoria », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [en ligne], Débats [http://journals.openedition.org/nuevomundo/68429 (mis en ligne le 18 septembre 2015, consulté le 13 octobre 2022)], DOI : https://doi.org/10.4000/nuevomundo.68429.

2 Les auteur(e)s participent pour la plupart au programme de recherche international HISTEMAL (International Research Network, InSHS-CNRS), « Histoire du temps présent, mémoire et émotions en Amérique latine et Espagne » (2022-2026).

3 Luc Capdevila, Frédérique Langue (coord.), Le Passé des émotionsD’une histoire à vif Espagne-Amérique latine, Rennes, PUR, 2014.

4 Cf. le dossier « Représentations et usages du passé en Amérique latine. Les enjeux mémoriels en 2021 », Évelyne Sanchez, Frédérique Langue (coord.) Caravelle, n° 118, 2022 [https://journals.openedition.org/caravelle/12154].

5 Eugenia Allier Montaño, 68. El movimiento que triunfó en el futuro: historias, memorias y presente, México, UNAM-Bonillas Artigas Editores, 2021. Ariel Rodríguez Kuri, Museo del universo. Los Juegos Olímpicos y el movimiento estudiantil de 1968, México, Colegio de México, 2020. Alberto del Castillo Troncoso, Ensayo sobre el movimiento estudiantil de 1968La fotografía y la construcción de un imaginario,México, Instituto Mora, 2012.

6 Anaclet Pons, « Pierre Nora: la politización de la historia », Clionauta, Blog de historia, 06/02/2012 [https://clionauta.hypotheses.org/6579].