« Les Diables d’Ourém » de la brésilienne Maria Luiza Tucci Carneiro aux Éditions L’Harmattan

Sous le titre « Entre Dieu et le Diable, l’hystérie collective », nous avons reçu une chronique de Karina Marquez, maître de conférences à l’université de Poitiers, sur le dernier livre en français de la célèbre historienne brésilienne Maria Luiza Tucci Carneiro « Les Diables d’Ourém ».

Photo : Carnet de Brasil

Les Diables d’Ourém est ce que l’on pourrait qualifier de récit spéculaire, par lequel les comportements sociaux dépeints dans l’univers fictionnel se reflètent dans l’espace de réception de l’œuvre. Comme point de contact interspatial, nous trouvons une crise épidémique : celle du choléra-morbus, dans l’ancienne province brésilienne du Grão-Pará, en 1856 ; et la pandémie de SARS-CoV-2, commencée fin 2019. L’ambiguïté de la référence « année de la peste », mentionnée à la première page du roman pour situer temporellement l’intrigue, crée un espace d’énonciation à la frontière entre le texte et le monde. Nous pouvons en déduire que l’auteure n’écrit pas à un lecteur abstrait, atemporel, mais à un complice de son temps. Et bien que l’histoire se passe dans l’exotisme du village équatorial d’Ourém, il s’agit d’un ouvrage d’aspiration universelle, enquêtant sur la nature humaine, dans ses facettes les plus fragiles et sordides, avec beaucoup d’humour et d’ironie.

Maria Luiza Tucci Carneiro est la célèbre historienne qui a révélé les circulaires secrètes antisémites des gouvernements des présidents brésiliens Getúlio Vargas et Eurico Gaspar Dutra, et qui a déjà publié deux ouvrages chez L’Harmattan sur la Shoah et l’antisémitisme : Citoyens du Monde : Le Brésil face à l’Holocauste et aux réfugiés juifs (1933-1948) (2016) et Dix mythes sur les juifs (2021). Les Diables d’Ourém est son premier roman, publié au Brésil en version numérique par Kindle, en 2020, et dont la version française vient de sortir également chez L’Harmattan. 

L’ouvrage s’appuie sur des sources documentaires explorées par l’auteure elle-même, étant « l’expression des dilemmes d’une historienne qui s’est retrouvée indécise entre les frontières de l’historique et du littéraire, du réel et de l’imaginaire», comme elle le révèle dans la postface du livre. Ces mêmes dilemmes ont été partagés par Michel de Certeau dans son étude La possession de Loudun (1970), portant sur la célèbre affaire de possession démoniaque du couvent des religieuses ursulines à Loudun, en 1634. Il y affirme que « l’histoire n’est jamais sûre », questionnant encore le lecteur : « Peut-on si facilement bannir la panique de l’histoire ? ». Cet éternel retour de la panique dans la plaie ouverte de l’Histoire nous permet d’associer l’épisode singulier d’Ourém, dans un Brésil récemment indépendant, à la crise mondiale du SARS-CoV-2, qui a marqué le moment précis de la publication du livre au Brésil.

Dans Les Diables d’Ourém, nous avons comme fil conducteur de l’intrigue le cas juridico-ecclésiastique du vicaire exorciste José Maria Fernandes, dont les dossiers d’enquête ont été retrouvés par l’auteure, pour la première fois, lors de ses recherches dans les archives de l’archidiocèse de Belém do Pará, en 1975. Plus de vingt ans plus tard, en 1998, l’historienne tombe sur plusieurs documents associés à ce même épisode, cette fois à l’Instituto Historique et Géographique Brésilien, à Rio de Janeiro. Dans cette ancienne capitale de l’Empire, l’auteure trouve un courrier officiel du secrétaire de la police du Pará, daté du 5 septembre 1860, transmettant au secrétaire de ce même institut un livret intitulé Enquêtes policières sur les faits pratiqués à la ville de Ourém sous prétexte de la possession par le Diable. Le constat de sa disparition ouvre une brèche dans l’Histoire que Maria Luiza Tucci Carneiro décide de combler avec l’écriture de son roman.

Ce n’est pas seulement Dieu et le Diable qui sont soumis aux forces du prêtre exorciste, mais toute une ville effrayée par le spectre des fléaux envoyés par la colère des deux. Profitant du climat d’hystérie collective qui prévaut, l’espace paroissial devient alors un théâtre politique sous la direction de José Maria Fernandes, dans lequel les scènes de possession de Martinha, l’esclave démoniaque, sont dramatisées, ainsi que celles du portugais Elias de Souza, ancien orfèvre reconverti en marchand en terres brésiliennes. Dans ce théâtre, où les autorités politiques et ecclésiastiques locales et régionales défilent, des autodafés symboliques sont mis en place, où les ennemis sont brûlés vifs. Ces boucs émissaires, comme le marchand espagnol Bento Mattos et sa maîtresse défunte, Maria do Nascimento, servent à purger les maux collectifs non seulement du peuple, mais surtout ceux du vicaire, José Maria Fernandes, et du maire, Martinho dos Santos Martines. Avec celui-ci, Fernandes partage la co-écriture du personnage luciférien Martinha, une création politico-ecclésiastique parfaite pour manipuler le « troupeau » de la ville.

À Elias, le fils légitime de la métropole récemment perdue, Fernandes avoue son admiration pour les inquisiteurs portugais du passé, qui, comme lui, étaient des experts pour traquer la présence du diable dans les terres tropicales. Le prêtre fait une allusion claire aux « visites » du Saint-Office au Brésil, dont la dernière et la plus longue a eu lieu, précisément, dans les États de Grão-Pará et Maranhão, entre les années 1763 jusqu’à, probablement, 1772. Et la ville portugaise homonyme fut elle aussi le théâtre de ces experts en exorcisme, fait qui corrobore l’idée d’une affinité historique entre la colonie et la métropole.

Cet ancien orfèvre, qui croyait maîtriser parfaitement sa mission de pionnier du Nouveau Monde, se retrouve perdu à son arrivée à l’Ourém amazonien. Dans ce village, il côtoie la mort en contractant le choléra. Ce diagnostic fut cependant perçu comme insuffisant pour apaiser son esprit aventureux blessé. C’est au vicaire Fernandes, maître des « sciences occultes », de compléter ce résultat : il a le choléra et le diable dans le corps. Il commence alors à partager la scène paroissiale avec Martinha, assumant le rôle de Cyprien (référence probable à Saint Cyprien, sorcier converti au christianisme, connaisseur des mystères de la transmutation en tant qu’alchimiste). Elias, cependant, peut-être à cause de sa grande crainte de Dieu, n’a pas pu jouer son rôle de démon de manière convaincante.

C’est l’esclave Martinha qui vole la vedette des séances d’exorcisme à Ourém, incarnant l’esprit de son ancienne maîtresse, Maria do Nascimento, pécheresse transformée en « Sainte Marie Martyr ». Après avoir été brûlées comme sorcières, notamment dans les zones rurales de l’Europe du Nord, les femmes sont devenues les principales victimes des épisodes d’exorcisme, comme ceux qui ont eu lieu dans de nombreux couvents français au XVIIe siècle. Cohabitée par les forces antagonistes d’Eva et de Maria, Martinha condense en soi toute la puissance féminine de la création et de la destruction à la fois. Victime de chantage sexuel par le vicaire en échange de sa liberté, c’est elle qui finit par le tenir dans le creux de sa main. C’est son corps d’antéchrist étendu lascivement sur l’autel, libéré de toute souffrance et de toute répression, qui attire les foules à l’Église. Martinha s’oppose ainsi au catéchisme de la peur du prêtre exorciste. Satan est dans ce roman un symbole de libération d’une société patriarcale esclavagiste qui détient dans la peur chrétienne sa plus grande arme de domination. Ainsi, Martinha, parfaite incarnation du bouc émissaire collectif en tant que femme, noire et esclave, parvient, grâce à sa performance luciférienne, à inverser le jeu social.

La querelle entre science et religion, caractéristique des moments épidémiques, est également représentée en couleurs vives dans le roman, gagnant des contours politiques forts. D. Pedro II est accusé d’avoir ouvert excessivement l’entrée dans le pays aux scientifiques étrangers, sans toutefois parvenir à un traitement efficace pour les victimes du « vomissement noir ». Outre la nécessité de ressusciter les anciens boucs émissaires, selon un mécanisme de culpabilisation des minorités et d’accusations complotistes contre les gouverneurs, nous assistons à l’exacerbation d’un sentiment nationaliste représenté par la protection des frontières territoriales. Quand on n’a pas d’explication rationnelle à une crise sanitaire, quand on ne sait presque rien d’un agent pathogène responsable d’une épidémie, et surtout quand on ne sait pas comment faire face aux ravages qu’il provoque, c’est le cri qui comble le manque de réponse. Non, ce n’est pas facile de bannir la panique de l’histoire, entre Dieu et le Diable, l’hystérie collective réapparaît.

Karina MARQUES