L’Ukraine, l’Occident et l’Extrême-Occident 

Le 24 août, l’Ukraine célébrait le 31e anniversaire de son indépendance. Moment tragique pour un peuple meurtri par la guerre que lui inflige la Russie depuis le 24 février 2022. Six mois écoulés durant lesquels l’Ukraine a reçu le soutien de l’Occident sous formes diplomatique, militaire, économique et humanitaire. La lointaine Amérique latine reçoit les impacts de cette guerre. Existe-t-il une expression diplomatique commune ou convergente des pays latino-américains ? Comment les pays du sous-continent se situent-ils par rapport à l’Occident dans un monde affrontant un séisme géopolitique majeur ?

Photo : CLACSO

On le sait, nommer les choses est difficile, partager des valeurs et les mettre en œuvre l’est plus encore. Cette guerre exprime une confrontation violente entre la Russie et l’Occident. C’est ce qu’affirment les idéologues proches du Kremlin, leur chef Vladimir Poutine et les leaders européens et américains. Quelle Russie et quel Occident nomme-t-on ? La Russie, l’Ukraine et les grands acteurs internationaux mettent en jeu dans leur expression publique une confrontation sur des valeurs et des principes : liberté, souveraineté des peuples, droits humains fondamentaux, justice internationale. Ces principes et ces valeurs sont d’ailleurs, depuis 1945, fondateurs de la dénommée « communauté internationale » réunie au sein de l’Organisation des Nations unies (ONU). 

Sur la guerre en cours et ses enjeux, la voix de l’Amérique latine est peu audible et discordante. Pour le moment, elle est de faible portée sur les plans diplomatique et moral. Les pays latino-américains sont clairement en désaccord entre eux. Dans cette publication, dans ses notes précises de la Fondation Jean Jaurès1 et dans des interventions dans des médias français, Jean-Jacques Kourliandsky a exposé les divisions de l’Amérique latine dans les instances onusiennes face à la guerre en Ukraine. « Avant le 2 mars 2022, et au lu des déclarations émises, la répartition des positionnements n’était pas exactement celle que l’on pourrait tirer du seul examen des scrutins. Il y avait grosso modo quatre « camps » : celui des « amis » de la Russie ; celui des « amis » de l’Ukraine ; celui des défenseurs du droit international ; celui des « égocentristes », privilégiant un intérêt particulier, sur l’expression d’une condamnation de la Russie ou d’un soutien à l’Ukraine ». 

La guerre se prolongeant, les pays latino-américains vont être confrontés à des choix politiques, idéologiques mais aussi économiques et militaires cruciaux. Les alliances et les partenariats internationaux actuellement mis en œuvre ou à venir devront être reconsidérés par chacun des grands pays du sous-continent d’abord mais aussi par leurs interlocuteurs bilatéraux, régionaux et internationaux, soit qu’ils appartiennent à des organisations internationales (Système onusien, Organisation des États américains, OCDE2, fédérations sportives internationales…) soit qu’ils aient noué des partenariats avec des pays et unions (USA, Chine, Union européenne, Russie…). Tout le système international est déjà secoué. L’URSS, membre fondateur de l’ONU et l’Ukraine, alors sous tutelle soviétique, ont souscrit à la Charte de l’ONU la même année (1945), comme les pays victorieux de la barbarie nazie et comme de grands pays latino-américains tels l’Argentine et le Brésil, deux des membres fondateurs. Alors que se prolonge ce conflit en Europe, aux répercussions mondiales, on pressent un ébranlement du socle de références idéologiques, politiques et géopolitiques chez tous les acteurs en confrontation directe et indirecte. Tout le monde est embarqué, à un prix plus ou moins élevé, au plan idéologique et assurément au plan économique et social (envolée des prix et des taux d’intérêt, secousses financières, alimentation mondiale, énergies et dérèglements climatiques …). 

Les Nations unies et ses principes

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la communauté des nations avait trouvé un consensus sur un droit international permettant de régler les relations entre nations au nom de la communauté humaine. Cette organisation, pièce centrale de l’architecture internationale, reste fragile. Aujourd’hui, 193 États, soit la quasi-totalité des 197 États actuellement reconnus par l’ONU sont membres de l’organisation. L’expression « membre » convient mieux que celle “d’adhésion” car le non-respect de la Charte des Nations unies et de ses principes ne date pas d’aujourd’hui et n’expose en général à aucune sanction et surtout pas les cinq États membres du Conseil de Sécurité disposant d’un droit de veto, comme cela est le cas de la Fédération de Russie. On l’a vu en de multiples occasions : le non-respect des résolutions et déclarations de l’ONU n’entraîne pas l’exclusion ou la suspension de l’État qui contrevient aux principes fondateurs. Il n’est pas exclu que l’ONU sorte encore plus fragile de la guerre en cours où elle peine à exercer sa mission de faiseuse de paix. Pour mesurer les abîmes ouverts, Il convient de rappeler ce que la Charte de l’ONU avançait au lendemain de la victoire contre la barbarie, dans son préambule et dans ses buts premiers. Il y est question de valeurs et de principes de portée universelle : le refus du fléau de la guerre, la sécurité internationale, la souveraineté des peuples, les droits humains fondamentaux, la tolérance, la liberté, la justice. Les concepts de crimes contre l’humanité et de génocide avaient été élaborés dans l’entre-deux-guerres et utilisés lors du procès des criminels nazis, à Nuremberg3. Tous ces principes sont aujourd’hui bafoués par l’invasion de l’Ukraine et la qualification des crimes commis par les militaires et les dirigeants russes sont en cours d’instruction au niveau ukrainien, européen et international. 

Dans cette situation de violation du droit international, de tragédie immense pour le peuple ukrainien, on pouvait penser qu’une réprobation internationale unanime serait aux rendez-vous de l’Assemblée générale de l’ONU et que la Russie serait pour le moins isolée à défaut d’être qualifiée d’« État voyou ». Il n’en a rien été. D’aucuns se satisfont même de constater que l’Union européenne ait pu rester unie dans la condamnation et déjà un peu moins unie pour les sanctions économiques. On pouvait s’attendre aussi à ce qu’il en soit de même pour l’Amérique latine eu égard à ses luttes historiques pour son affranchissement et ses indépendances, en somme, par fidélité à son histoire. 

Les valeurs des Libertadores

De grandes pages ont été écrites pour raconter la conquête de l’indépendance et de la souveraineté dans les Amériques, ce pour quoi l’Ukraine lutte aujourd’hui avec un courage qui force l’admiration et freine les ambitions coloniales de la Russie. Animées par une volonté d’émancipation, les élites et les Libertadores trouvaient dans les Lumières des idéaux de liberté, de rationalité et de tolérance. Cette histoire en partie liée avec l’Europe et les idéaux de la Révolution française. Ces idéaux ont forgé une partie de l’identité culturelle et politique de l’Amérique latine. Pour s’affranchir du colonialisme, dans les premières années du XIXe siècle, ces idéaux ont inspiré les Libérateurs, de Simón Bolívar à José Martí en passant par Francisco de Miranda et bien d’autres héros dans chaque pays d’Amérique latine. Cette histoire latino-américaine marquée par des affinités avec l’Occident a permis à certains historiens et essayistes de la situer intellectuellement et philosophiquement du côté occidental, désignée en l’occurrence comme « Extrême occident » par le politologue Alain Rouquié4. En outre, depuis des décennies, l’absence de guerre dans cette partie du monde montre l’option de ses pays pour le règlement pacifique des différends entre nations. 

Aujourd’hui, l’Occident apparaît en cours de reconfiguration. Les ambiguïtés latino-américaines révélées par la guerre en Ukraine résultent probablement d’erreurs stratégiques commises par les États-Unis et l’Europe. La Russie et surtout la Chine ont su en tirer profit au cours des deux dernières décennies : selon les chercheurs argentins Maristella Svampa et Ariel Slipak, nous sommes « dans un contexte que nous pouvons qualifier de transition hégémonique au niveau global, l’Amérique latine semble s’acheminer vers une nouvelle forme de dépendance. »5 De fait, on constate qu’aucun pays de la région n’a adopté de sanctions économiques contre la Russie. Pourtant, selon Joseph E. Stiglitz, « Pour que les sanctions soient efficaces, elles doivent être universelles, aussi fortes que possible, et avoir des effets asymétriques. »6. Après la diplomatie du vaccin Spoutnik, Poutine proposait le 15 août, à l’occasion du Salon de l’armement de Moscou, de maintenir « des contacts cordiaux avec les pays d’Amérique latine, de l’Asie et d’Afrique et leur fournir des armes et des systèmes de défense antiaérienne “ . 

Aujourd’hui et peut-être durablement, la volatilité n’affecte pas seulement le prix des matières premières mais aussi les principes et les valeurs qui régissaient la vie des peuples, leur régime politique et leur positionnement géopolitique. L’Occident réduit à l’Europe, aux États-Unis et à « l’Australasie » sait aujourd’hui clairement qui est son ennemi. La guerre en Ukraine révèle qu’en Amérique latine les Lumières connaissent des éclipses et ce n’est pas sans effet sur les alliances stratégiques. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky semble l’avoir bien compris. Au cours de cet été, il a établi des contacts avec les dirigeants argentins et chiliens et déclaré sur les réseaux sociaux : « Je continue d’établir des relations avec une région importante – l’Amérique latine ». 

Maurice NAHORY

1Fondation Jean Jaurès, 01/04/2022

2L’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) compte dans ses 38 membres, le Mexique, le Chili, la Colombie et le Costa Rica. Des discussions d’adhésion sont en cours avec l’Argentine, le Brésil et le Pérou.

3Philippe Sands- Retour à Lemberg (Éd. Albin Michel, 2017)

4Alain Rouquié, Amérique latine-Introduction à l’Extrême-Occident (Éd. Du Seuil,1998)

5Hérodote-Géopolitique de l’Amérique latine, n°171, d. La Découverte, Paris, 2019.

6  GROUPE D’ÉTUDES GÉOPOLITIQUES (Joseph E. Stiglitz, 17/03/2022)