« Les griffes de la forêt » de Gabriela Cabezón Cámara, un roman historique fabuleux aux éditions Grasset

Gabriela Cabezón Cámara est née en 1968 à Buenos Aires, en Argentine. Diplômée en lettres de l’université de Buenos Aires, elle a d’abord exercé des métiers divers et variés avant de se consacrer pleinement à l’écriture. Désormais considérée comme une intellectuelle notoire, une grande activiste pour le climat et une journaliste de talent, elle publie dans différents médias, tels que Página 1/2, Clarín ou Le Monde diplomatique. Militante invétérée, Gabriela Cabezón Cámara est également l’une des co-fondatrices du mouvement Ni Una Más et participe activement aux luttes féministes et LGBT en Argentine.   

Devenue l’une des plus grandes plumes de la littérature argentine, Gabriela Cabezón Cámara est entrée dans le monde des lettres par le biais de nouvelles, qu’elle a d’abord publiées dans des revues. Ses livres sont désormais disponibles dans plus de quinze langues. Après Pleine de grâce (La Virgen cabeza, 2009) et Les Aventures de China Iron (Las aventuras de China Iron, 2017, finaliste du prix Médicis étranger), Les griffes de la forêt (Las niñas del naranjel, 2023) est son troisième roman.

Les griffes de la forêt nous transportent au XVIIe siècle, sur les traces d’Antonio (Catalina) de Erauso, ce conquistador né femme dont la postérité se souvient encore sous le titre de la « nonne-soldat ». Novice poussée par « l’appel des Indes », il fuit le convent dans lequel il était reclus, quitte son Espagne natale et se lance à la conquête de l’Amérique. Il y mène une carrière militaire et sort auréolés d’actes héroïques de la guerre d’Arauco. Le roman reconstruit surtout la fin de sa vie incertaine, quand, accusé d’un crime qu’il n’a pas commis, il s’évade de la prison du camp pour échapper à la potence et aux atrocités des armées du capitaine espagnol. Une Vierge populaire, la Dame à l’orangeraie, aurait répondu à ses supplications : c’est pour la remercier, qu’il emmène dans sa fuite, au cœur d’une forêt hostile et luxuriante, deux petites filles indiennes (Michï et Mitakuña), ainsi qu’une véritable ménagerie composée d’une jument (Orchidée) et de son poulain (Lait), de deux singes (Tekaka et Kuaru) et d’une petite chienne (Roja).

Véritable palimpseste d’une chronique des Indes, Les griffes de la forêt est aussi un jeu de miroirs de discours et de contre-discours, où s’articulent une description de « la réalité objective », des dialogues et l’écriture d’une lettre. En effet, le roman est surtout la réalisation d’une promesse : celle faite trente ans auparavant par Catalina, la novice, à sa tante de lui écrire et de lui conter toutes ses aventures. Le roman s’engouffre alors dans les plis et replis de la conquête de l’Amérique pour modeler une version alternative de l’histoire, depuis ses marges. Figure transgenre du XVIIe siècle, Antonio/Catalina de Erauso est le sujet d’une expérience multiple, qui rompt une tradition littéraire et historique trop souvent unitaire dans sa forme et dans ses discours. La partie épistolaire du roman, confessions intimes, et les dialogues diversifient les points de vue et créent une variété discursive consolidée par le plurilinguisme et la multiplicité des traditions culturelles convoquées par le texte. La langue héritée du Siècle d’Or côtoie les oraisons latines, les chansons basques et les mots guaranis. L’univers européen et catholique est nuancé par les cultes populaires et les cosmogonies indiennes. Fait d’entrecroisements, Les griffes de la forêt est un roman qui réhabilite d’autres récits, prêts à révéler toutes les complexités de la mémoire et les omissions de sa transcription scripturale.

Très bel hommage à Quevedo, Les griffes de la forêt devient parfois un joli pastiche du Buscón. Personnage controversé, Antonio de Erauso relate toutes ses extraordinaires pérégrinations et son penchant sordide pour le jeu, l’honneur, le duel ou la guerre ; nous le retrouvons à Donostia, Valladolid, Séville, Trujillo, Lima ou encore à Valdivia, Potosí, La Paz et Cuzco ; il peut être page, mousse, muletier, marchand ou soldat : tel est le vertige de ses mémoires faits de fuite, de persécutions et de violence, de son quotidien d’errances, de dissimulation et de transformations. Étranger parmi les siens, il passe toute sa vie à se cacher derrière de nouveaux noms et de nouveaux vêtements. Mais, depuis quelques temps, Antonio de Erauso semble chercher à donner un sens admirable à destinée. Est-ce pour cela qu’il se laisse interrompre par la naïveté et l’irrévérence des deux petites indiennes ? Qu’il accepte sans trop regimber de les entendre l’interroger au son de mba’érepa, ce pourquoi répétitif ? Ne serait-ce pas parce qu’il cherche une voie de rédemption pour se racheter de son passé de violence et de rapines qu’il offre enfin à ces deux petits êtres sans défense un refuge dans la forêt ?

Cette forêt est féroce et hostile. Pourtant, elle symbolise la beauté nouvelle de l’Amérique, pleine d’étrangetés. Objet de destruction pour le conquérant espagnol, elle devient la proie désignée de la rapacité de la colonisation et des bassesses de l’être humain. Refuge exubérant et labyrinthique, seule possibilité de survie pour notre protagoniste et ses protégés, c’est bien la forêt qui ouvre les portes d’un Nouveau Monde. Dans Les griffes de la forêt, la jungle a un langage qui lui est propre, fait de bruissements, de rugissements, de cris et de mythes : c’est un être multiple où les frontières entre le végétal, l’animal et l’humain s’estompent. Du roman émerge une interprétation finalement très poétique d’un « appel de la forêt » fabuleux.

Sur le terreau fécond du roman historique, la conquête de l’Amérique finit par faire écho à nos défis actuels. En exploitant la complexité et les contradictions d’Antonio/Catalina de Erauso, le témoignage historique dépasse largement la simple question de l’identité de genre. L’image de ces conquistadors, rongés par leurs ambitions, interroge aussi la mémoire de tous les pays latino-américains qui s’enorgueillissent d’épopées nationales, où certaines cultures et certains peuples sont anéantis sur l’autel d’une cupidité effrénée ou de préjugés sauvages. Par résonance, Les griffes de la forêt devrait aussi nous interpeller sur la nécessaire relativité de nos identités et de nos mythes nationaux ou de notre bien insensé anthropocentrisme. Paru le 3 septembre 2025 en libraire, Les griffes de la forêt de Gabriela Cabezón Cámara est disponible aux éditions Grasset.