Walter Garib est né au Chili, à Requinoa, en 1933 dans une famille d’origine palestinienne, émigrée en 1910. Il s’est longtemps enfermé cinq heures par jour dans son bureau pour se consacrer à sa passion littéraire. À trois reprises il a été directeur de la Société des écrivains du Chili et poursuit aujourd’hui encore son activité littéraire. Walter Garib a été invité aux Belles Latinas en 2012. Il est l’auteur de romans et journaliste par correspondance.
Photo : éd. L’Atelier du Tilde
« Tandis que je suis en quarantaine dans mon appartement, comme si j’étais un hilote, il paraît légitime de se rappeler son passé. L’époque de notre enfance, la puberté mouvementée puis la maturité, et les jours qui s’en suivirent, lorsque le Chili se dirigeait vers sa véritable indépendance. On se croyait dans un rêve. D’un seul coup, le pays s’obscurcissait comme s’il était infecté par plusieurs pestes et un virus toxique, celui de la dictature – le plus nocif et mortel de tous – qui nous obligea à rester en quarantaine pendant dix-sept ans.
Le monstre destiné à tuer, censurer, torturer, surgissait et le silence balayait le pays sans laisser de traces de son indépendance. Personne ne pouvait m’imposer l’assignation à résidence parce que j’écris et que je pense à l’avenir de ma patrie, cependant, on a l’impression d’avoir commis un délit. Oui, même le plus gros des délits. Dénoncer les injustices, l’abus flagrant, dénoncer ceux qui se sont moqués du peuple jusqu’à la déraison. Dénoncer cette caste de privilégiés, ces amis du prêt à taux exagérés, cette horde de voleurs incrustés dans le pouvoir, dont les griffes acérées de félins, ne laissent même pas passer l’air.
Jamais le pillage des richesses du pays, n’avait atteint une telle effronterie, une telle intensité, au point d’en arriver même au scandale. Les entreprises stratégiques du pays se donnaient pour une bouchée de pain et bien sûr, au bénéfice de ceux qui avaient financé le coup d’État. Grâce à eux, le pays redevenait d’un seul coup la propriété du un pour cent qui a aujourd’hui des revenus mensuels d’un million de dollars. J’évite de parler en pesos, la monnaie nationale, car les zéros feraient tourner la tête à nos lecteurs.
Ces jours-ci, n’importe quel observateur étranger qui viendrait au Chili, après avoir de s’être jouée la fermeture des frontières, s’exclamerait : « Et qui a laissé ce majamama (chaos) ? » Selon Manuel A. Román majamama est un mot humoristique formé par le verbe majar (de majadero qui signifie rasoir, stupide) et le verbe mamar (téter). Dans notre langage, cet ancien mot a une vieille signification, mais soudain il se réactualise comme tout dans la vie, après avoir dormi pendant des années. Le langage de tous les jours reprend ce majamama, ce chaos, et les ministres et la classe politique, parlent de se grouiller, de mettre les points sur les i, d’éviter les buts contre son propre camp entre autres expressions d’une extrême vulgarité qui devraient les faire rougir. Ils font même des fautes d’orthographes sans même avoir honte.
Je ne continue pas, pour éviter d’être contaminé par les défenseurs de cette culture. Est-ce qu’ils lisent ou se consacrent à lire ces publicités dans la rue annonçant la prochaine saison de soldes des grands magasins, proposant de la mal bouffe, des voitures et des logements dans les stations balnéaires ? Je ne dis pas qu’ils sont analphabètes. Ce serait presque un éloge. Je respecte et j’admire les vrais analphabètes, ceux qui n’ont jamais réussi à apprendre à écrire et à lire, car les opportunités leur étaient défavorables. Ces derniers possèdent leur culture et ont des idées et ne s’exprimeraient pas par la frivolité et des idées aussi pauvres.
Vivre dans un chaos permanent est un effort significatif, qui a à voir avec notre tempérament, je vous l’accorde, c’est cependant ça la réalité du pays. Réalité qui s’est formée et construite à partir de l’abus, du mépris de notre culture et de nos traditions, dont certains secteurs de la société se sont acharnés à en effacer le souvenir. Pour eux, il fallait construire une société aimant le luxe, la jouissance des biens matériels, désireuse d’une consommation sans limites comme si c’était une panacée.
Une quarantaine imposée, qui signifie que l’on doit maintenir isolés pendant quarante jours ceux qui ont été infectés par une peste, nous pousse à réfléchir. Se souvenir du passé, comme le fit l’aventurier, l’écrivain, le poète Vicente Pérez Rosales, deuxième président et créateur de la Sofofa* dans son livre « Recuerdos del pasado » dont Miguel de Unamuno a fait l’éloge.
Maintenant on assiste aux conséquences. La pudeur, la sobriété, si propres à notre tempérament se sont perdues. Le pays a été redessiné d’un trait de pinceau et « la joyeuse copie de L’Éden » s’est transformée en une banale décoration. C’est comme faire un pas dans le vide. Malgré tout, il existe toujours cette solidarité à fleur de peau de notre peuple, la générosité qui s’accroît en ces jours funestes. Maintenant, j’écris l’estomac à moitié vide à cause des conditions de la quarantaine. Personne ne peut écrire une bonne prose avec un estomac plein.
Ce jeudi 19 mars le Chili est passé de la 26e à la 39e place selon le bilan mondial en ce qui concerne le bonheur, élaboré par l’ONU. Attendons courageusement la fin de cette quarantaine et en septembre ou avant, il deviendra urgent de retourner dans la rue.
Walter GARIB (Écrivain)
Traduit de l’espagnol (Chili) par Kassia AIT ZOUAOUA
et Christian ROINAT
- Regroupement du patronat chilien