Ce qu’on appelle “roman de campus” dans le monde anglo-saxon (ceux de David Lodge sont devenus des modèles) sont maintenant à la mode dans le monde hispanique, et on ne s’en plaindra pas. Il y a peu, nous commentions la dernière production de Guillermo Martínez, Moi aussi j’ai eu une petite amie bisexuelle, et Gallimard vient de sortir le nouveau roman de Ricardo Piglia, Pour Ida Brown. Le point de départ est le même, mais assez vite, Piglia emmène son lecteur non pas hors de l’université nord-américaine dans laquelle son protagoniste vient passer six mois, mais hors des sentiers battus, comme il fallait s’y attendre de sa part.
Peu après une liaison brève, mais torride avec une de ses collègues, Ida Brown, le professeur Renzi, Argentin séparé de sa deuxième femme et ayant décidé, faute de mieux, une invitation sur un campus américain est soudain projeté dans un thriller très inquiétant à la suite de l’assassinat de la jeune femme. Aidé d’un détective privé qui s’est spécialisé dans les affaires à coloration politique, il découvre un autre aspect des États-Unis, celui des intellectuels qui, pour une raison ou une autre, se sont marginalisés et se sont rapprochés des milieux extrêmes, anarchistes (même s’il faut se méfier de cette appellation), finalement prêts à tout pour faire connaître leurs idées. Et, parallèlement, Ricardo Piglia nous fait découvrir les méthodes de la police nord-américaine, ultra “professionnelles” (mot très utilisé pour cacher des dérives peu reluisantes). Ces méthodes sont surtout très inquiétantes pour les gens, suspects ou simples témoins, qui sont interrogés par ces super-policiers : le témoin ignore en permanence ce que savent les policiers : savent-ils vraiment tout, cherchent-ils seulement à peser, psychologiquement, sur le suspect potentiel ?
Mais notre auteur argentin, qui a connu physiquement les années militaires, va plus loin dans son récit, qui en devient presque documentaire. Le rapprochement ente les méthodes du F.B.I. et celles des polices argentines, l’officielle et la secrète, du temps de la dictature, devient évident aux yeux du narrateur, qui lui, n’est pas un extrémiste. La démocratie la plus en pointe dans le monde est aussi capable de rivaliser dans la violence avec une des dictatures les plus cruelles. Et Piglia pousse encore un peu plus sa réflexion en proposant une analyse possible de la montée de la violence politique : comment exprimer ses idées (marginales) quand on est un individu ou un groupe peu important, numériquement ? Peut-on les imposer médiatiquement sans avoir recours à une action d’éclat, et une action d’éclat peut-elle se faire connaître sans une forme de violence ?
On n’oublie jamais qu’on est bien dans un roman, qui prend tour à tour diverses formes, et c’est un de ses charmes ; on commence avec ce qu’on croit être un roman de campus, pimenté par une histoire d’amour plutôt corsée avant de se lancer dans un polar qui très vite prend des allures politiques et qui débouche sur une vision très pessimiste sur nos sociétés occidentales qui ont depuis longtemps déjà oublié l’individu pour un “intérêt général” souvent discutable.
Christian ROINAT
Ricardo Piglia : Pour Ida Brown, traduit de l’espagnol (Argentine) par Robert Amutio, Gallimard, 319 p., 21 €.
Ricardo Piglia en espagnol : Respiración artificial / La ciudad ausente / El último lector / Plata quemada / Blanco nocturno/ El camino de Ida , Anagrama / Prisión perpetua, Lengua de trapo.
Ricardo Piglia en français : Respiration artificielle, André Dimanche / La ville absente, / Argent brûlé, Zulma / Le dernier lecteur, Christian Bourgois / Cible nocturne, Gallimard.