« Chemins de fer du Mexique », un roman d’aventures prodigieux de Gian Marco Griffi aux éditions Gallimard

Quand Cesco Magetti, jeune membre de la Garde nationale républicaine ferroviaire, se voit confier la mission de dessiner une carte du réseau ferré mexicain, sa vie, bien malgré lui, se transforme en un véritable roman d’aventures. Dans Chemins de fer du Mexique, au milieu des horreurs de la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans une Italie sans repère, Gian Marco Griffi réécrit de manière parfois fantastique les histoires insolites et prodigieuses des petites gens. Dans un voyage aussi symbolique que littéraire, la recherche d’un Mexique finalement fantasmé devient l’incarnation d’une imagination, d’une beauté et d’un espoir nécessaires, possibles échappatoires, quand la réalité paraît vouloir s’obstiner à délirer.

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Les chemins de fer mexicains ne sont en fait qu’un prétexte pour donner vie à une fiction complexe. Dans ce roman choral, brillent dans un premier temps les reflets de la grande histoire : Hitler devient un personnage littéraire risible, la présence de Mussolini est diffuse et spectrale, les troupes américaines ne sont jamais loin. Puis, Gian Marco Griffi nous offre une autre version possible de cette histoire, depuis le point de vue de ce que d’aucuns appelleraient sans doute « l’infrahistoire ». Les odyssées quotidiennes, les histoires marginales et insignifiantes des vivants et des morts, qu’ils soient nazis, fascistes, anciens fascistes, antifascistes, résistants ou gens normaux, s’entremêlent. Font ainsi leur apparition dans le roman des personnages tels que : Steno, le résistant sans armes ; Don Tiberio, le prêtre gréviste ; Epa, le cartographe samoan ; Adolf, le Führer, et sa femme Eva ; Angelo alias Lito Zanon, le fossoyeur ; Mec le muet, l’aide-fossoyeur ; Hugo Kraas, le chef S.S. féru de culture classique italienne, etc. Chaque personnage, chaque histoire vient alors nuancer la narration, apportant sa touche d’horreur, de grotesque ou d’ironie, dans une Italie à la dérive. De combien d’histoires éphémères et dérisoires la vie et le roman Chemins de fer du Mexique sont-ils faits ? Elles sont finalement innombrables et toutes indispensables.

Chemins de fer du Mexique est une narration subtile et très bien construite, qui alterne les locuteurs, les narrateurs, parfois les époques, mais aussi les lieux. Roman-monde, il nous entraîne du Piémont à Berlin, de la Suisse à l’Islande, de l’Argentine au Mexique. Ouvert aux diverses possibilités de la narration, Gian Marco Griffi fait aussi grandement référence à la littérature latino-américaine, insufflant un véritable « esprit latino » à son roman. Le lecteur qui aime ces lettres sera très certainement comblé par l’intertextualité parfois explicite des jeux littéraires de l’écrivain italien. Dès leur première rencontre, Cesco Magetti et Tilde s’échangent un recueil énigmatique, Cahier hellénique, d’un prétendu poète argentin nommé Vicente Orozco. Toutes les références ne sont pas fabulées, bien au contraire : Le jardin des sentiers qui bifurquent de Jorge Luis Borges est explicitement cité, de même que L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares. Désormais, animé par les éclosions possibles d’univers différents et multiples, dans une atmosphère digne du fantastique argentin et parfois même de la science-fiction, Chemins de fer du Mexique assimile les éléments exotiques et anachroniques. 

L’image de l’Amérique latine qui émerge de ces récits est un véritable parcours littéraire fait de lectures diverses. Les lieux évoqués sont d’abord l’Argentine, mais aussi le Nicaragua, puis, sous l’impulsion du personnage de Gustavo Baz, futur auteur de Historia poética y pintoresca de los ferrocarriles en México, évidemment, le Mexique. Fuyant la guerre des Cristeros, le fantasque écrivain mexicain parcourt le pays et son réseau de chemin de fer non seulement afin de conter le monde aux enfants des écoles primaires, mais aussi pour retrouver à Santa Brígida de la Ciénaga son père, qui l’a abandonné alors qu’il n’était qu’un enfant. Cette quête du père n’est pas sans rappeler celle de Juan Preciado descendant dans l’enfer de Comala dans le Pedro Páramo de Juan Rulfo ; Santa Brígida, cette ville mystérieuse et enclavée est peut-être un écho de la Santa Teresa des Détectives sauvages du Chilien Roberto Bolaño. Enfin, impossible de lire le toponyme « Ciénaga » sans penser à l’écrivain colombien Gabriel García Márquez et les descriptions du Mexique et de l’Amérique latine de Chemins de fer du Mexique n’existeraient sans doute pas non plus sans ses romans, modèles du réalisme magique.

Dans une narration torrentielle où les points de vue se succèdent et où les histoires prolifèrent, Chemin de fer du Mexique, roman presque sans fin, nous rappelle les pouvoirs de la fiction. Dans une quête marquée par l’absurde et l’ironie, mais aussi l’humour et le lyrisme, le texte nous donne à lire, entre autres, une Italie dévastée et un Mexique fantasmé : une terre de fiction pour échapper aux folies de la guerre et aux non-sens du monde, terre de promission pour les assoiffés de rêves en tous genres. Même si la carte est irréalisable, même si la mission est totalement inutile, Chemins de fer du Mexique fait de Cesco Magetti, bien malgré lui, un homme à la recherche d’un autre monde et un prospecteur de « magie » et de beauté. C’est comme si, pour Gian Marco Griffi, le train et ses réseaux étaient un puissant outil de l’imagination, le seul sans doute dont l’être humain dispose encore pour améliorer et changer le monde. 

Chemin de fer du Mexique de Gian Marco Griffi, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, éditions Gallimard, 672 p., 2024. / En italien : Gian Marco Griffi, Ferrovie del Messico, Milan, Laurana Editore, 2022.