Les éditions Métailié ont permis à Danielle Schramm de traduire en janvier 2024 le dernier récit, ou devrions-nous plutôt dire charade, de l’auteur brésilien Bernardo Carvalho. La Dernière Joie du monde peut se lire comme un guide vers l’espoir dans un monde devenu complètement invraisemblable au sortir de la pandémie du Covid ou comme une fable à la morale plurielle et énigmatique. Mais quel enseignement retenir de cette charade ? Comment croire en l’avenir lorsque le monde que l’on connaît s’effondre, lorsque nous ne pouvons plus compter sur nos repères ?
Photo : Editions Métailié
Professeure de sociologie dans une grande université brésilienne et autrice de fiction sous-couverture durant son temps libre, la protagoniste de Carvalho mène bon train une double vie sous anonymat. Le Covid frappe, son mari la quitte et elle se défait de tous ses repères. L’inattendu frappe à la fois son monde et sa vie. Progressivement, toute croyance, norme et attendu sociétaux sont parasites. En répondant à son désir et son impulsion, elle tombe enceinte d’un étudiant et garde l’enfant sans l’en informer. Dans l’obsession de revoir cet inconnu, elle prend la route en passant de rave party à la consultation d’un voyant capable de lire l’avenir. Sur cette route vers un avenir incertain et flou, ses rencontres et échanges se succèdent. Ce qui lui reste finalement dans son incompréhension de son monde, dorénavant plus invraisemblable que ses fictions, sont ces partages de mémoire et la transmission personnelle à sa descendance.
Loin de brandir La Dernière Joie du Monde comme celle de la liberté affirmée d’un peuple à la parole étouffée, Bernardo Carvalho pointe du doigt la confiscation de la joie nihiliste du gouvernement à son peuple lors de sa répression injustifiée lors de la crise sanitaire. L’auteur n’oublie pas de souligner en filigrane de son récit, par les différentes voix émergentes, à la fois le racisme enraciné dans la société mais aussi l’épineux sujet de la vieillesse, la perte de la mémoire, de la logique, de l’identité progressive. Le thème cher à l’auteur du lien mère-fils y est à nouveau décliné sous ses différents aspects. Il nous pousse de nouveau à reconsidérer le pouvoir salvateur de la passation de mémoire, comme le fardeau qu’elle peut représenter pour les descendants.
Alors que les personnages de Carvalho sont loin d’être stéréotypés et restent tous fondamentalement inconnus les uns des autres, nous découvrons que même lorsque nous passons de longues années au plus proche d’un être, nous ne le connaissons jamais vraiment. Il a fallu une nuit de fête à notre protagoniste pour cerner le père étudiant de son enfant, plusieurs années avant de se faire trahir par son mari. Tout un quotidien pour son enfant à ne la connaître qu’à travers ses récits, quelques recherches pour comprendre que ses paroles se trouvaient à mi-chemin entre mémoire et invention.
Sous-titrée fable de la main de Carvalho, la morale à retenir du récit reste assez énigmatique. La pluralité des personnages et de leur récit de vie respectif permet de tirer des leçons assez diverses depuis la fiction. Celle que je retiendrai revient à changer de regard sur l’invraisemblable des événements du monde, ne pas avoir peur de la perte de logique et de repères et s’ouvrir à la rencontre, la transmission d’histoires, de mémoire afin de croire en l’avenir, qui se réinvente de lui-même à chaque instant.
Joanna LENS
La Dernière Joie du monde (O ultimo gozo do mundo), de Bernardo Carvalho, traduit du portugais (Brésil) par Danielle Schramm, Métailié, 128 p., 19 €.