Une séance parlementaire dégénère en bagarre de députées qui se crêpent le chignon en Bolivie

La scène politique bolivienne est en ébullition après la bousculade d’une extrême violence qui semble n’être que le pinacle d’un iceberg institutionnel. D’un côté, les députées de droite dénonçaient le manque de démocratie, de l’autre, une dizaine d’élues de la majorité de la gauche au pouvoir. La justice pourra-t-elle les réconcilier ?

Photo : Cañitas Libres

Généralement pratiquée par des professionnelles, la boxe féminine constitue un spectacle haut en couleur avant tout si elle est pratiquée par des députées et au cœur de l’espace le plus sacré de la démocratie. En ce qui concerne la technique et sa gamme de coups différents, au lieu des classiques crochets, directs et uppercuts les élues du peuple privilégièrent les gifles, les coups de pied, les hurlements et les prises aux cheveux. On ne peut donc pas dire que le Parlement bolivien ait été, le mardi 23 mai, l’endroit du dialogue par excellence.

 L’affrontement entre une vingtaine de députées a pris fin après la suspension de la séance, alors que le président du Parlement, David Choquehuanca, déclarait à la presse qu’il allait convoquer les camps belligérants « pour les sermonner ». Voici le contexte : la situation a dégénéré pendant une séance extraordinaire, lorsque Eduardo del Castillo, le ministre de l’Intérieur issu de la majorité de gauche, présentait un rapport sur l’incarcération de Luis Fernando Camacho. Le leader de l’opposition d’extrême droite, emprisonné depuis cinq mois, est accusé de « terrorisme » après un présumé coup d’État, en 2019, contre le président de gauche de l’époque, Evo Morales

Pendant son allocution à la hussarde, le ministre Castillo a qualifié Camacho et les élus de son parti Creemos de « groupes de radicaux, voleurs et violents venus dérober le portefeuille du peuple bolivien. » En signe de protestation, les députées de droite brandirent une photo du ministre barré de la phrase « Ministre de la Terreur », en agitant des pancartes avec des formules telles que « Il n’y a pas de démocratie quand il y a des prisonniers politiques ». Indignées, plusieurs députées de gauche se sont alors précipitées pour tenter de leur arracher les banderoles des mains et le Parlement s’est vite transformé en un champ de bataille, selon les images diffusées sur les réseaux sociaux1

Dans un pays qui tente de se reconstruire, après la très controversée ère Morales (2006-2019), cette querelle menace d’écorner davantage la confiance publique dans les institutions démocratiques et pourrait avoir, sur le plan juridique et institutionnel, de nombreuses répercussions. Avec une économie classée 92e au monde et un PIB par habitant de 3 150 dollars par an (~ 2 940 euros), la situation actuelle a en effet  un haut potentiel déstabilisateur pour le gouvernement de gauche du président Luis Arce, jadis le dauphin d’Evo Morales et aujourd’hui en pleine délicatesse. Mais surtout cette bagarre parlementaire en dit long sur le clivage social existant entre les communautés trop souvent mal nommées « indigènes » – le terme approprié est « indiennes » – et une population d’origine hispanique qui concentre la richesse du pays dans la région du Nord-Est dite de la Media Luna (en forme de croissant), plus spécifiquement autour de Santa Cruz de la Sierra. Ainsi, à cause des forts intérêts politiques associés à la richesse régionale, une fois de plus Santa Cruz vient envenimer la cohésion de la société la plus bigarrée de l’Amérique latine : carrefour routier et ferroviaire, moteur commercial et industriel de l’économie nationale. Cette région frontalière avec le Brésil, dont le sous-sol abrite les plus importants gisements de pétrole du pays, enregistre la plus importante collecte de taxes intérieures et de droits de douane : 26 % des exportations, dont 70 % des agro-exportations et produit plus de 70 % des denrées du pays.

Par ailleurs, en regardant de plus près l’escarmouche déclenchée par les députées montre que l’inégalité hommes-femmes décroît nettement en Bolivie. En tout cas pour ce qui est du niveau de violence parmi les représentants du peuple. En effet, déjà l’année dernière, le 8 juin, deux membres du Congrès se sont affrontés à coups de pieds et des poings lors d’une séance publique : le sénateur de droite Henri Montero, du parti Creemos, et le député Antonio Gabriel Colque du Mouvement vers le socialisme (MAS, au pouvoir). À cet égard, lorsque la violence physique se substitue à la bagarre d’esprit qui cherche le bien commun, le regrettable spectacle donné par les députées boliviennes sans doute constitue une régression institutionnelle qui va peser dans le processus de construction d’un pays « civilisé ». Un pays qui reste encore très marqué par la figure du crépusculaire mais toujours puissant Evo Morales, et qui charrie une histoire politique rythmée tout au long du XXe siècle par les tensions sociales, les guerres et les dictatures militaires. Dans cette optique, il est intéressant de citer ce propos du chercheur Christophe Traïni : « Dans une société démocratique, les conflits ne se règlent pas sous la forme du duel ou de l’affrontement, ils nécessitent de formuler des revendications susceptibles d’être discutées dans une arène parlementaire3. »  Ce qui n’est certainement pas le cas du jeune État plurinational de Bolivie, où les élues au suffrage universel ont bel et bien montré leur aptitude à discuter de leurs revendications mais, hélas, ce serait de préférence dans une arène de gladiateurs. 

La capitale du département éponyme est par conséquent la ville la plus peuplée de la Bolivie, mais aussi le siège du chef de l’opposition à Evo Morales, le détenu à l’origine de la bagarre Luis Fernando Camacho. Rappelons que l’actuel gouverneur de Santa Cruz est accusé d’avoir joué un rôle important dans la chute d’Evo Morales. Or, dans la conjoncture actuelle, la justice peut-t-elle démêler cet imbroglio politique sans provoquer une nouvelle bagarre au sein du Parlement qui risquerait d’ébranler sérieusement les valeurs démocratiques ? Dans un système égalitaire idéal, « la vérité doit s’imposer sans violence », comme le disait Tolstoï dans La guerre et la paix. Cependant, la réalité semble donner raison à l’écrivain anglais et Prix Nobel Thomas Eliot : « malheureusement, il y a des moments où la violence est la seule façon dont on puisse assurer la justice sociale. » Pourtant, si désormais tout est dans les mains de la justice, peut-on croire à l’indépendance du parquet bolivien ? C’est la grande question qui restera ouverte aussi longtemps que des analystes, comme le sociologue Jean-Pierre Lavaud, rappellent « l’élection truquée des hauts magistrats qui fait de la justice [bolivienne] un appendice du pouvoir exécutif.»

Eduardo UGOLINI

______________

1. Pour aller plus loin : Le régime autoritaire bolivien : continuité ou dérive ? Jean-Pierre Lavaud, Mediapart, 7 février 2018.

2. Voir la vidéo sur le web : En Bolivie, des députées se battent en séance parlementaire

3. Lire sur ce sujet La démocratie des émotions, sous la direction de Christophe Traïni et Loïc Blondieux, éditions Les Presses de Sciences Po, 2018.