Représentations et usages du passé en Amérique latine – Les enjeux mémoriels en 2021

Le dernier numéro de la revue semestrielle Caravelle, n° 118, édité par l’université de Toulouse, est consacré aux commémorations célébrées en 2021 en Amérique latine – des 500 ans de la chute de Mexico et des 200 ans de l’indépendance d’une grande partie du sous-continent – se sont déroulées dans un contexte particulier caractérisé par la contestation et la désarticulation de la mémoire commune. Nous présentions ici la présentation d’Évelyne Sánchez.

Photo : Musée du Mexique – Caravelle

Les questions mémorielles sont un des thèmes de prédilection de l’Histoire du temps présent. S’y trouvent en effet condensés les objets, concepts et approches privilégiés par ce courant historiographique. Le récit historique s’y trouve en bonne place car, écrit récemment J. Chapoutot, « le récit est ce type de discours qui donne sens, dans sa double acception de signification et de direction, et cohérence au monde en ordonnant des événements sur un axe temporel pour y distribuer les qualités (cause, conséquence), y démêler l’essentiel de l’accidentel, et transmuer le hasard en nécessité »1. Or, donner du sens constitue une partie essentielle du discours politique lorsque celui-ci ne veut pas apparaître comme une simple gestion technocratique menée au jour le jour. Celle-ci, privée de ses atours narratifs, révélerait en effet l’impuissance publique face aux grands défis que les pays d’Amérique latine doivent affronter et dont on ne peut que faire une liste non exhaustive : crime organisé, corruption, impunité, profondes inégalités sociales, ethniques et économiques, services publics défaillants, crise climatique et, depuis deux ans, crise sanitaire, autant de questions que les États sont censés résoudre, y compris dans une acception minimale de son rôle. Il est alors plus facile de surinvestir le champ du récit historique que de tenter de rebâtir une puissance publique même si, pour être juste, il peut aussi être considéré comme un instrument indispensable pour parvenir à cette fin.

S’inscrire dans un récit est d’autant plus aisé lorsque le politique se pose en auteur de celui-ci, situation qui est facilitée par des commémorations menées tambour battant depuis les palais présidentiels. Nous touchons ainsi aux questions largement abordées ces dernières décennies de l’instrumentalisation de l’histoire, la construction de mémoires collectives et ses ressorts, les régimes d’historicité instaurés et/ou sollicités, le présentisme, le temps long2. Ce dernier point ne contredit en rien l’idée même du temps présent car il s’agit d’historiciser le présent en mobilisant toutes les échelles chronologiques nécessaires et pertinentes et convient particulièrement à l’analyse des célébrations mémorielles3. En cela, les commémorations organisées en 2021 – des 500 ans de la chute de Mexico et des 200 ans de l’indépendance – rappellent avec force que l’Histoire du temps présent en Amérique latine s’inscrit dans une chronologie et dans un rapport au temps qui lui sont propres. Cet aspect a déjà été abordé dans des publications récentes et non pouvons en présenter ici brièvement les idées fortes4. Il faut tout d’abord souligner, dans une perspective historiographique, que les deux conflits mondiaux et les traumatismes qui leur sont liés non seulement constituent en Europe un « passé qui ne passe pas » selon l’expression consacrée mais ont également joué un rôle prépondérant dans la constitution même de l’Histoire du temps présent. Or, ces deux événements sont très secondaires dans la relation qu’entretiennent les sociétés latino-américaines à leur passé, loin derrière des « catastrophes » plus récentes comme les dictatures des années 1960 à 1980 et la guerre sale dans un contexte de guerre froide. De plus les mémoires sont construites autour de références communes au sous-continent latino-américain ou autour d’événements nationaux qui ne sont pas tous de nature traumatique. Notons que la question du génocide, très présente dans les mémoires européennes comme dans la production historiographique, ne concerne pas directement l’Amérique latine à exception du Guatemala5 : les guerres d’indépendances avec leurs héros, les révolutions mexicaine et cubaine, avec leurs martyrs, mais aussi leurs modèles, leurs épopées et leurs idéaux participent à une mémoire capable de susciter l’adhésion et l’espoir ainsi que d’inscrire les acteurs du présent dans un temps parfois très long.

 si l’année 2021 est au Mexique particulièrement intense avec sa double commémoration, elle n’est pas unique : rappelons par exemple qu’en 1992, les 500 ans de l’arrivée de Colomb dans les Caraïbes ont fait l’objet de débats qui ont largement débordé des cercles académiques. S’opposant à l’idée d’une commémoration des 500 ans de la « découverte de l’Amérique », les organisations indigènes de plusieurs pays (principalement l’Équateur, la Bolivie, le Guatemala, la Colombie et le Mexique) ont alors revendiqué le nom de « Conmemoración de los 500 años de resistencia indígena frente a la marginación, la explotación y el exterminio »6. Des figures préhispaniques sont alors hissées en héros initiateurs de cette résistance, Cuauhtémoc occupant la première place7. Pourtant, il faut le remarquer, le monde académique entamait alors un solide renouvellement qui prenait au contraire en compte les mille et une stratégies des communautés indigènes non seulement pour résister à leur exploitation et/ou leur disparition juridique mais aussi pour s’insérer dans le monde colonial et plus tard, dans les républiques libérales. L’interprétation du monde indigène en termes simplifiés à l’accès d’exploitation vs résistance ou apathie/révolte appartenait alors plutôt à une historiographie vieillissante. Là où se retrouvent en revanche les revendications de la société civile – dont certaines sont opportunément reprises à leur compte par les politiques – et l’analyse historique est dans l’approche méthodologique : les indigènes ne sont plus représentés comme des masses souffrantes ou une foule révoltée mais comme des acteurs ayant leur propre agenda et stratégie. C’est donc dans le répertoire des actions menées (notamment d’intégration volontaire des sociétés coloniales et post-coloniales) que perdure une différence profonde.

La fragmentation des mémoires, leur mise en concurrence, est un aspect essentiel mis en évidence pendant les périodes de commémoration. Celle-ci n’est pas nouvelle. Ainsi, D. Albarrán avait-elle noté que la mémoire de Zapata et l’interprétation du zapatisme originel se situent aujourd’hui au cœur du conflit et de la tension entre, d’une part l’histoire officielle élaborée par les institutions, l’histoire professionnelle produite par les chercheurs en sciences sociales, et de l’autre les groupes politiques, comme l’EZLN, qui revendiquent cette mémoire dans leurs luttes8.

Cependant, celles de 2021 se sont déroulées dans un contexte très particulier caractérisé par la contestation et la désarticulation de la mémoire commune construite difficilement au cours des xixe et xxe, dans le cadre de la construction d’États-nations que les élites intellectuelles et politiques rêvaient homogènes. Non seulement ce modèle a été mis en cause mais aux mémoires liées aux identités ethniques et aux identifications politiques s’ajoute aussi une culture plus fragmentée, en particulier dans les jeunes générations. Jusqu’en 2000 au moins, les médias nationaux et l’école avaient permis de construire un socle culturel commun entre générations : tous au Mexique (pour citer l’exemple du pays où les deux commémorations ont eu lieu) connaissaient les films de Pedro Infante, de Cantinflas et de la India María et rares étaient ceux ayant vu les films bannis des principales chaînes de télévision (tel que le Viva Zapata !d’Elia Kazan), tous ont participé dans les écoles, en tant qu’élèves puis en tant que parents, aux représentations théâtrales dans lesquelles les enfants interprètent les rôles de héros de l’indépendance, Miguel Hidalgo et José María Morelos, comme les élèves sud-américains célèbrent Bolivar, Martí et O’Higgins. Depuis les années 2000, l’école est cependant de moins en moins secondée par les médias dans cette tâche qui consiste à consolider une culture historique commune. La multiplication des chaînes avec l’arrivée des abonnements satellites et plus encore avec le numérique fait que les fictions édifiantes en noir et blanc, diffusées en boucle chaque week-end, ne résistent pas à la concurrence des œuvres à la carte. Les récits historiques censés transcender les identités particulières en une identité nationale ont de plus en plus de mal à se consolider sur un socle culturel commun. Dans ce contexte déjà difficile, la fermeture des écoles en raison de la pandémie et les inégalités d’accès à un enseignement à distance font des commémorations de 2021 une expérience inédite et particulièrement difficile. Les enjeux sont pourtant essentiels tant pour les gouvernements – celui de López Obrador avait axé une grande partie de sa communication sur le fait qu’il incarne la 4e étape de l’histoire du Mexique indépendant (après l’indépendance, la Réforme et la Révolution) et profondément questionnés par les différents scandales liés à la corruption (voir les effets de Petrobras sur la quasi-totalité du sous-continent, allant jusqu’à provoquer le suicide de l’ancien président péruvien Alan García) – que pour les sociétés fragmentées et fragilisées sur bien des plans (politique, économique, sanitaire, avec des priorités différentes selon les pays).

6Les sept articles qui composent ce dossier, s’ils ne prétendent pas aborder tous les aspects évoqués plus haut, mènent cependant une analyse sur plusieurs fronts. Les deux premiers articles, de Beatriz Bragoni et de Frédérique Langue, montrent les stratégies d’oubli/mobilisation des héros de l’indépendance – José de San Martín et Simón Bolivar – dans une histoire officielle qui fait feu de tout bois pour modeler ces figures à l’image du régime et des intérêts de l’État et/ou de groupes sociaux. Cette question reste au cœur des textes de Manuel Chust et Joaquín E. Espinosa Aguirre et celui de Myriam Hernández, avec cependant deux déplacements du regard. En effet, le premier présente en parallèle le positionnement de l’histoire académique dans ses publications les plus récentes sur les indépendances avec celui officiel des cérémonies publiques et déclarations présidentielles sur des figures qui inspirent moins d’enthousiasme que San Martin ou Bolivar. Car si Miguel Hidalgo et José María Morelos sont des héros incontestés du panthéon mexicain, la date de 1821 imposée par le bicentenaire imposait celle plus contestée d’un Iturbide, devenu empereur, que l’on tente de faire passer au second plan derrière un Vicente Guerrero. Hidalgo et Morelos sont alors mobilisés comme « initiateurs » d’un processus d’indépendance qu’ils n’avaient ni prévu ni vécu. On comprend donc qu’il était indispensable d’établir également un bilan historiographique afin de situer le discours politique par rapport aux connaissances et aux questionnements historiques actuels. L’article de M. Hernández propose quant à lui l’analyse plus particulière du discours sur la conquête espagnole qui met à la fois le focus sur une mémoire construite et revendiquée par une partie de la société civile, en l’occurrence les peuples dits « originels », et leur articulation avec des mouvements de revendication présents sur tout le continent et sur la récupération politique de ces thèmes électoralement porteurs. La question du rôle de la société civile dans l’appropriation et la transformation de la mémoire est ensuite approfondie par les deux textes qui abordent la question du genre : celui de Catherine Lacaze sur l’évolution de la place des femmes dans l’héroïsation de l’Histoire centraméricaine ou l’irruption féminine dans l’histoire « patria » ; celui de Pablo Ortemberg et de Mariana Caminotti sur le rôle des minorités sexuelles et l’activisme de ces groupes dans l’agenda des commémorations en Argentine. Dans le dernier texte, de Pedro Pérez Herrero, l’auteur formule une longue conclusion au dossier sous forme d’essai qui souligne la résurgence des discours nationalistes, aspect qui est pour lui la principale caractéristique des commémorations de 2021. Avant de laisser les lecteurs découvrir par eux-mêmes les articles, il importe de préciser que la plupart d’entre eux ont été remis au mois de septembre 2021 alors que les commémorations, publications et événements publics avaient encore lieu. Ce sont là les contraintes de l’Histoire du temps présent, une histoire sans fin.

Évelyne SANCHEZ
CNRS-IHTP

Caravelle [En ligne], 118 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 10 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/caravelle/12174 ; DOI : https://doi.org/10.4000/caravelle.

1 Chapoutot, Johann, Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps, Paris, 2021, p. 16.

2 François Hartog définit le présentisme comme « le présent seul : celui de la tyrannie de l’instant et du piétinement d’un présent perpétuel ». Apparu en réaction aux crimes massifs commis pendant la Seconde Guerre mondiale et renforcé par la course aux armes nucléaires pendant la guerre froide, il succéderait au futurisme caractérisé par la foi en le progrès. Le régime d’historicité est alors un concept élaboré comme instrument d’analyse du présentisme et désigne le rapport que chaque société établit avec son passé, il « devrait permettre le déploiement d’un questionnement historien sur nos rapports au temps. Historien en ce sens qu’il joue sur plusieurs temps, en instaurant un va-et-vient entre le présent et le passé ou, mieux, des passés, éventuellement très éloignés, tant dans le temps que dans l’espace. » Hartog, François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2015, p. 13 et 38.

3 Henry Rousso souligne qu’un « régime mémoriel » s’inscrit dans un « régime d’historicité » et que la « mise en mémoire » contemporaine tend à être transnationale et mondialisée. Rousso, Henry, Face au passé. Essais sur la mémoirecontemporaine, Paris, Belin, 2016. 

4 Voir en particulier: Langue Frédérique, « Memoria y emociones de un tiempo presente latinoamericano », Allier Montaño, Eugenia (et alii), En la cresta de la ola. Debates, definiciones en torno a la historia de la historia del presente, México, IIS-UNAM, Bonilla Ortegas Editores, 2020, p. 135-152.

5 Le massacre à caractère génocidaire perpétré contre les populations mayas ixil au Guatemala dans les années 1980 est curieusement peu présent dans la mémoire latino-américaine. Une intéressante analyse juridique est menée dans : Gutiérrez Ramírez Luis Miguel et Rodríguez Rodríguez, Jorge, « Legados de impunidad y rostros de la verdad en Guatemala. Reflexiones en tormo al juicio por genocidio (caso Ríos Montt) », Revista IIDH, 2015, vol. 61, p. 57-85. Voir également l’ouvrage collectif Oglesby, Elizabeth and Nelson, Diane M. (ed.), Guatemala, the Question of GenocideLondon and New York, Routledge, 2018. Le thème du génocide est en revanche convoqué de manière très tendancieuse lorsqu’il est lié au contexte de la conquête. Dans celui de la commémoration de la chute de México-Tenochtitlán, en pleine crise sanitaire du Covid 19 et alors que les critiques sur la gestion de cette crise se faisaient entendre, il était préférable de ne pas rappeler la première cause de la dramatique chute démographique des populations amérindiennes au xvie siècle, soit le choc microbien. Il ne convenait pas non plus d’évoquer une cause qui ne permettait pas de demander des réparations alors même que le président mexicain entamait un bras de fer avec l’Espagne afin d’obtenir des excuses.

6 Rappelons aussi qu’en 1992, Séville a accueilli l’Exposition universelle à laquelle le Mexique a participé en construisant un bâtiment en forme de X pour se distinguer du « Méjico » castillan. S’opposant à l’idée d’une commémoration des 500 ans de la « découverte de l’Amérique », les organisations indigènes de plusieurs pays (principalement l’Équateur, la Bolivie, le Guatemala, la Colombie et le Mexique) ont alors revendiqué le nom de « Conmemoración de los 500 años de resistencia indígena frente a la marginación, la explotación y el exterminio ». Hernández Reyna, Miriam, « Re-escribir la historia, re-imaginar el porvenir. Sobre los usos políticos del pasado indígena en el México contemporáneo », Alcalá Campos, Raúl (coord.), Los retos de la filosofía por venir: racionalidades interculturales y justicia social, México, UNAM, FES-Acatlán, 2019, p. 182-212.

7 Gillingham, Paul, Cuauhtemoc’s Bones: Forging National Identity in Modern Mexico, University of New Mexico Press, 2011.

8 Albarrán, Daniela, « Les utilisations de la mémoire et de l’histoire du zapatisme dans un conflit actuel : origine et avènement de l’EZLN, 1994 », Capdevila, Luc et Langue, Frédérique (dir.), Entre mémoire collective et histoire officielle. L’histoire du temps présent en Amérique latine, Rennes, PUR, 2009, p. 232.