Trente-six jours de grève en Bolivie : de la convulsion sociale à la suspension des protestations

Alors qu’Evo Morales vient d’acheter un club de football de première division, la crise meurtrière provoquée par le décalage du recensement a lourdement frappé l’économie nationale. Entre l’intransigeance du gouvernement de Santa Cruz et les atermoiements du président Luis Arce, un accord a été trouvé, samedi dernier, après l’adoption d’une loi garantissant la réalisation du recensement avant les élections de 2025.

Photo : LaPaz

Après trente-six jours d’arrêt de travail avec des blocages de rues et de routes interdépartementales, la Bolivie est-elle sous la menace d’un naufrage économique ? Le premier mois de grève à Santa Cruz a généré une perte de plus de 1 200 millions de dollars. C’est une situation qui, à cause de la détérioration de la production et de l’emploi, risque de s’aggraver dans les prochains mois. « Cet argent ne sera jamais récupéré. Les industries, les entreprises, les entrepreneurs, les petits commerçants ont perdu cet argent. Ce qu’il faut faire, c’est de ramener l’économie à ce qu’elle était avant le chômage, c’est-à-dire que les industries fabriquent à nouveau des produits pour réactiver le marché intérieur », a expliqué l’analyste Martin Moreira à la chaîne de télévision bolivienne Fides-TV.

Les effets désastreux de cette crise politico-sociale, la pire que le pays andin ait connue depuis le départ forcé de l’ex-président Evo Morales en 2019, ont coûté à l’agriculture environ 250 millions de dollars. Les ventes en gros et au détail, le transport, la construction et le tourisme enregistrent également des pertes colossales, surtout dans le département de Santa Cruz. Moteur commercial et industriel de l’économie nationale, cette région frontalière avec le Brésil apporte à l’État la plus importante collecte de taxes intérieures et de droits de douane. Les dommages économiques provoqués par la grève atteignent plus de 750 millions de dollars à Santa Cruz, un chiffre considérable sachant que cette sorte de Catalogne bolivienne génère 26 % des exportations mondiales, dont 70 % des agro-exportations, et elle produit plus de 70 % de l’alimentation nationale. 

Dans un pays de 11,7 millions d’habitants, avec une économie classée 92e au monde, 9e en Amérique du Sud, et un PIB par habitant de 3 150 dollars par an, la situation actuelle a un haut potentiel déstabilisateur pour le gouvernement de gauche du président Luis Arce. Car si la grève a été levée, le comité civique de Santa Cruz a pourtant précisé qu’il ne s’agit pas d’un accord définitif mais de la quatrième interruption, c’est-à-dire d’« une veille permanente ». Rappelons que Santa Cruz est dirigée par un gouvernement de droite, et c’est là que réside le point de discorde avec le gouvernement de l’allié d’Evo Morales (aujourd’hui en déliquescence). La tension est montée d’un cran le dimanche 13 novembre, après la résolution émise par le conseil de Santa Cruz : outre le rappel de la demande historique de son autonomie administrative, inscrite dans la Constitution de 2009, les dirigeants ont adressé un ultimatum au gouvernement fédéral exigeant des réponses concrètes au sujet du prochain recensement. Dans le même communiqué, ils réclament la libération des personnes arrêtées pendant les manifestations.

En ce qui concerne le recensement, il était prévu, en principe, pour novembre de l’an prochain. Mais le ministre du Développement, Sergio Cusicanqui, a finalement annoncé qu’il aura lieu en mars 2024 et l’émission du résultat en septembre de la même année. Pour l’opposition, ce décalage « arbitraire » vise tout simplement à favoriser le retour au pouvoir d’Evo Morales. Ces obscurs enjeux politiques, ainsi que les détails concernant la réalisation du fameux recensement, ont été largement abordés dans un article précédent1.

A présent, bien qu’un accord avec l’État a été trouvé, l’ambiance reste très tendue. Car l’ultimatum de soixante-douze heures lancées par les dirigeants de Santa Cruz a été très mal reçu par la principale entité ouvrière, affiliée au gouvernement du président Luis Arce. « Indigné et offensé », ainsi s’est exprimé Juan Carlos Huarachi, responsable de la Centrale Ouvrière bolivienne. La déclaration intégrale de Huarachi, en réponse à la résolution du conseil de Santa Cruz, rappelle que pour certains « la politique, ce n’est pas de résoudre les problèmes, c’est de faire taire ceux qui les posent. »Dans ce sens, pour faire taire les dirigeants de la région rebelle, ces « Croates yougoslaves qui croient posséder Santa Cruz », Huarachi leur avait donné le même délai de soixante-douze heures mais pour quitter le pays (!). 

Cela s’est passé le mardi 15 novembre et la situation avait stagné, jusqu’à l’arrêt de la grève, dans une impasse pour le moins inquiétante. « Nous nous battrons pour la Bolivie et nous ne penserons par simplement à un acte de séparatisme, car ce qu’ils nous proposent, c’est le séparatisme, l’ultra-droite bolivienne nous le propose », a déclaré Huarachi avant de fustiger ces « assassins de la droite » qui donnent des ordres au pays. Dans ce contexte d’une extrême virulence, la logomachie régnante ne permettait pas d’envisager une issue civilisée et convenable pour les deux parties. Et pourtant, ce samedi 26 novembre, après une crise politico-sociale qui a laissé en bilan en capital humain de quatre morts et près de deux cents blessés, la Chambre des députés a cédé à la pression de la rue. 

Toutefois, les dirigeants de l’opposition restent méfiants, comme l’a laissé entendre le même jour Rómulo Calvo, président du Comité pour Santa Cruz : « Dès ce moment nous faisons un quatrième entracte, nous levons la grève et les blocages sans suspendre notre combat, nous continuons dans l’urgence », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse. Dans cette perspective morose, Antonia Rodriguez, ex-ministre du Développement productif lors du premier mandat d’Evo Morales, apporte un témoignage qui peut être utile pour donner une idée de la difficulté de gouverner la Bolivie : « Je recevais une communauté pour étudier son projet le lundi, et le mardi c’est la communauté voisine qui venait avec un projet concurrent en accusant la première d’être d’un autre bord politique, de travailler contre le gouvernement. La division, les accusations sont permanentes. Les vendeurs, les mineurs, les professeurs, les étudiants, les médecins, les agriculteurs… Ils ne sont jamais d’accord entre eux, chaque groupuscule veut tirer la couverture à lui. »3

Pendant ce temps, Evo Morales, qui s’est mis en retraite de la vie politique en attendant l’occasion de se représenter aux élections présidentielles de 2025, s’est consacré à pêcher en eaux troubles. L’ex-président va sans doute augmenter de quelques degrés sa cote de popularité après l’achat, en tant que responsable du syndicat des producteurs de coca, de l’équipe de football Atlético Palmaflor. Selon l’autoproclamé « indien de gauche », le transfert entre les propriétaires du club et les six fédérations productrices de coca n’est pas une vente mais un transfert, autofinancé par le syndicat avec le soutien des entrepreneurs. Les députés de l’opposition ont réagi immédiatement en demandant à la justice d’enquêter, car ils soupçonnent un blanchiment d’argent. 

Entre-temps, Mario Cazón, président du Service national des impôts (SIN) a déclaré aux médias qu’une enquête est en cours au sujet de la Coupe Evo 2022 de football des moins de dix-sept ans, afin de déterminer si la réglementation fiscale actuelle a été respectée. « C’est une atteinte à l’image d’Evo Morales, dans un éventuel cas de dette fiscale », a déploré le MAS (le parti au pouvoir dirigé par l’ancien président). De son côté, l’intéressé se dit « sincère et responsable, en ce moment je n’ai même pas un seul dollar » pour financer les dépenses de l’administration de cette équipe, qui a terminé en septième position dans le classement de Première division.

Eduardo UGOLINI

1. « Une grève illimitée paralyse une grande partie de la Bolivie »

2. Henri Queuille (1884-1970), homme politique français. 

3. Pour aller plus loin : Les Boliviens (rebelles), Frédéric Faux, Ateliers Henry Dougier (fondateur des éditions Autrement), 2016.