Les Cahiers des Amériques latines fêtent leurs cinquante ans avec un nouveau numéro

Fondée en 1968, la revue des Cahiers des Amériques latines fête aujourd’hui cinquante ans de passion pour les sciences humaines et sociales de l’Amérique latine. Cinquante ans de pluridisciplinarité «scientifique mais vivante» selon l’expression qu’emploie Pierre Monbeig dans le premier édito de la revue. Cinquante ans de dévouement et d’opiniâtreté des équipes directrices pour en faire une publication de premier rang. Des historiens, des géographes, un politiste et actuellement une anthropologue, issus de l’IHEAL, de l’EHESS, de l’IRD et de l’université de Lyon 2 n’ont eu de cesse de faire dialoguer et progresser leurs disciplines comme le latino-américanisme. Nous reproduisons ici l’édito du dernier numéro des Cahiers intitulé «Naissances et politiques publiques».

Photo : Cahiers des Amériques latines

Cinquante ans, c’est l’occasion pour la revue d’interroger son identité. Faut-il conserver dans le titre «Cahiers» et «Amériques latines» ? Ne faudrait-il pas s’appeler Cahiers des Amériques ? Ou Cahiers des Amériques latines et caribéennes ? Ou Revue internationale des Amériques latines ? La question se pose depuis plusieurs années en comité. «Cahier» serait suranné et trop institutionnel. De fait, l’appellation Cahier vient d’une première mouture irrégulière de la revue, les Cahiers de l’IHEAL, qui auraient été dirigés par Denise Douzant-Rosenfeld [Berthe, 1998, p. 16].

L’expression «Amérique latine» est certes une catégorie de l’action publique internationale, mais n’est plus une catégorie analytique. Elle structure encore des institutions de recherche (comme le Clas, le Center of Latin American Studies à Cambridge), des congrès comme celui du Lasa (Latin American Studies Association), des portails de revues (scielo, redalyc, etc.) et évidemment l’Institut des hautes études d’Amérique latine qui porte la revue.

Pourtant, jamais les soupçons n’ont été plus forts autour de cette dénomination dans les sciences sociales. Soupçon qui s’applique par ailleurs aux aires culturelles en général, que ce soit la Mésoamérique, les sociétés amazoniennes, «lo andino», les Amériques noires ou indiennes. Certains auteurs la récusent, lui préférant celles d’Amérique lusophone, hispanophone, ibérique, sociétés américaines post-esclavagistes ou plus récemment de «nuestra América» [Mara Viveros, 2018]. D’autres choisissent de penser les Amériques dans leur ensemble, comme le Creda et l’Institut des Amériques. Enfin nombre d’entre nous s’habituent à regarder les espaces bleus des atlas sous les labels d’atlantique noir ou d’histoire atlantique tandis que certains s’attachent à croiser ou connecter les histoires impériales. Alors, faut-il encore garder l’expression ?

L’histoire de l’expression «Amérique latine» est aujourd’hui mieux connue et nuancée. Elle remonte au milieu du xixe siècle, lorsque les États-Unis se construisent comme puissance politique au détriment du Mexique, qui au même moment repousse les invasions napoléoniennes… Français qui développent alors le latinisme pour mieux contrer le germanisme. Loin d’être seulement née comme une catégorie de l’impérialisme français des années 1860, elle est aussi et surtout une catégorie que mobilisent les auteurs hispano-américains eux-mêmes, dès les années 1850, pour distinguer les destins différenciés du nord et du sud du continent [Ardao, 1965 ; Rojas Mix, 1986 ; Quijada, 1998 ; Marcilhacy, 2015].

Cette catégorie pourrait bien continuer à rassembler des chercheur.e.s qui s’identifient à un passé, un présent et un avenir spécifiques aux suds… expression qui ne fait pas moins débat [Gervais-Lambony et Landy, 2007]. À l’heure où le président Trump redonne vigueur aux pensées racistes des suprématistes blancs des États-Unis et où le futur président brésilien Bolsonaro réactive l’idée des vertus du blanchiment de la race au Brésil, revendiquer des Amériques plurielles et latines garde un certain sens. Parce que des questions et des traditions de pensées communes, surgies des terres du sud animent et agrègent des communautés d’argumentation vivantes.

Comme dans la plupart des revues multidisciplinaires axées sur une région du monde, les Cahiers articulent des connaissances aréales et des questionnements théoriques propres aux sciences sociales, tout en favorisant des débats académiques transnationaux. Le premier dossier thématique des Cahiers est ainsi consacré aux «Mouvements de femmes en Amérique latine : nouveaux espaces de lutte» en 1982. Les démocratisations des années 1980 et 1990 nourrissent ainsi des débats plus généraux sur la citoyenneté, le multiculturalisme, la mémoire des violences.

Les crises sociales s’accompagnent de réflexions sur le lien entre inégalités et démocratie, sur les formes de violence sociale, sur l’articulation paradoxale entre néopopulisme et néolibéralisme, sur les modèles de politiques de développement, la lutte contre la pauvreté, les relations de genre. La crise environnementale interroge la gouvernance des ressources, en particulier minières. Le «tournant à gauche» qui s’amorce au tournant des années 2000 nourrit des analyses sur la démocratie participative, sur les liens entre le pouvoir et les mouvements sociaux, sur les formes de personnalisation des régimes, sur les possibilités et les limites des démocraties dites radicales. Il ne serait pas étonnant que les évolutions politiques en cours dans des pays comme le Brésil ouvrent à leur tour de vifs débats sur les liens entre justice et politique, sur les nouvelles formes d’autoritarismes institutionnels de légitimation de la violence et de la répression ou sur les processus de construction des opinions.

Dans l’édito qui ouvrait la deuxième série des CAL, en 1985, Guy Martinière se félicitait du poids du latino-américanisme dans les sciences sociales françaises (800 spécialistes) et souhaitait renforcer la présence de nos collègues latino-américains dans la revue. L’analyse systématique menée vingt ans plus tard met en valeur la diversité et l’équilibre des disciplines (la géographie, l’histoire et la sociologie étant plus représentées que l’anthropologie, la science politique ou l’économie) et montre que 36 % des auteurs sont rattachés à des institutions latino-américaines et 52 % à des institutions françaises [Compagnon, 2010 ; Garibay et Hoffmann, 2015].

Il nous restait à mieux cerner le lectorat des Cahiers. Nous remercions Hervé Théry qui a cartographié cette année les consultations des pages des CAL à partir des données fournies par le site d’OpenEdition. La carte visualise la force de certains liens européens (Belgique, Pays-Bas, Allemagne) et atlantiques, en particulier avec les pays caribéens, le Chili, l’Argentine, la Colombie et le Canada (qui compte moins de lecteurs en chiffres absolus que les États-Unis) mais plus de vues en chiffres relatifs.

Cinquante ans, c’est l’occasion pour l’équipe actuelle des CAL de prendre des décisions fortes. La revue sera désormais uniquement publiée sous format numérique sur la plateforme d’OpenEdition Journals. Il y a vingt ans, la revue offrait sur cédérom un surplus et une diversification de ses informations. Dix ans plus tard, l’édition en ligne s’ajoutait à la publication papier. Aujourd’hui, la numérisation rend le papier superflu, voire lent et encombrant. Le papier serait presque trop ancré dans un territoire particulier et une langue nationale pour être réellement à la hauteur de l’actuelle circulation mondiale des idées.

La digitalisation rend possibles –mais non automatiques– des relations plus horizontales, plurilingues et internationales. On aimerait cependant faire l’éloge d’une certaine lenteur. Par rapport aux revues nativement numériques comme Nuevo Mundo Mundos Nuevos ou Ideas qui ont d’emblée adopté des procédures, une réactivité et une créativité propres à l’édition en ligne, les Cahiers des Amériques latines héritent et souhaitent faire vivre les savoir-faire de l’édition papier, avec une attention particulière donnée au format page et à sa numérotation, en particulier pour les dossiers.

Nous continuerons donc à organiser des dossiers sur des pays et des problématiques contemporaines, mais aussi sur des concepts et auteurs qui font débat afin de favoriser le dialogue entre les disciplines des sciences humaines et sociales. L’équilibre est subtil puisqu’il s’agit de publier des articles très bien évalués dans leurs disciplines d’origines (évaluations anonymes) mais aussi lisibles au-delà des cercles de spécialistes (évaluation par le comité de rédaction, pluridisciplinaire).

L’équipe aura désormais à cœur d’intégrer plus largement des collègues de toutes générations et nationalités et de publier davantage d’articles dans leur langue originale, que ce soit en espagnol, en anglais ou en portugais dans les numéros à venir : en 2019 sur le Paraguay, trente ans après la chute de la dictature de Stroessner, les hiérarchies ethno-raciales en Guyane, les migrations ; en 2020 sur prohibitions, pluralisme juridique, «Bourdieu dans les Amériques» et en 2021 sur sexualités, arts, christianismes amérindiens… Heureux hasard que le dossier de ce numéro anniversaire soit consacré aux naissances en Amérique latine.

Capucine BOIDIN & David GARIBAY
D’après les Cahiers des Amériques latines