L’or vert et l’or bleu empoisonnent le Paraguay, troisième exportateur de soja au monde

Le troisième exportateur de soja au monde, le Paraguay, se félicite de ses bonnes performances économiques. Mais celles-ci coûtent très cher au pays, tant du point de vue environnemental que social. Retour sur les problématiques autour de la culture du soja.

Photo : Oxfam

Le soja. On en trouve désormais dans de nombreuses assiettes européennes. Sous forme de tofu, de boisson, en graines, en farine, en soupe… On nous vante sur internet sa teneur en protéines et en vitamines, sa faiblesse en calorie et en graisse. Idéal pour remplacer la viande et/ou pour faire un régime, le soja sert également à nourrir les animaux d’élevage et à fabriquer du biocarburant. D’après les ONG Mighty Earth, France Nature Environnement et Sherpa, la France a importé 3,9 millions de tonnes de produits à base de soja en 2016.

L’Europe dans sa globalité est un grand consommateur de soja et n’en produit que très peu. À l’inverse, d’autres pays cultivent le soja comme produit d’exportation et les entreprises participantes à ce commerce dégagent de très fortes marges. En tête du classement des États exportateurs, nous trouvons les deux géants agricoles des Amériques, les États-Unis et le Brésil. Ce podium est complété par le Paraguay[1].

Pays enclavé d’Amérique du Sud, entre l’Argentine et le Brésil, le Paraguay est ainsi un grand exportateur de soja, atteignant 6,5 millions de tonnes exportées cette année, selon le président de la Capeco (Chambre paraguayenne des exportateurs et commerçants de céréales et d’oléagineux). Pour atteindre de telles performances économiques, il faut énormément de terres et d’eau. Ainsi 3,5 millions d’hectares sont utilisés pour la culture du soja, ce qui représente 80 % des terres cultivables, et les réserves aquifères du pays sont fortement mises à contribution.

Ces deux éléments (la terre et l’eau) sont donc au cœur des problématiques du monde du soja au Paraguay. Mais ces questions ne sont pas simplement vitales pour les entreprises d’exportations, ce sont également des problématiques qui cristallisent les conflits sociaux et politiques du pays.

Déforestation et accaparement de la terre

Ce pays d’un peu plus de 400 000 km² pour près de 7 millions d’habitants a vécu la même histoire que la plupart des pays d’Amérique latine : couvert de forêts primaires, la terre a été divisée par les Espagnols au fil de la colonisation et d’immenses parcelles de terrain appartiennent alors à un même propriétaire. Avec le temps, la forêt est détruite pour laisser la place à de grandes exploitations agricoles. En 2013, selon l’ancien ministre de l’Environnement José Luis Casaccia, seul 13 % de la forêt originelle subsistait et il craignait une disparition totale de cette forêt d’ici 30 ans[2], menaçant la survie de 8 000 espèces présentes au Paraguay, dont 15 % de plantes médicinales toujours utilisées par la population. Aujourd’hui, le Bosque Atlántico, à la frontière brésilienne, a totalement disparu et, alors que la forêt de l’ouest du pays recouvrait 9 millions d’hectares en 1950, elle n’en représentait que 1,3 million en 2014.

Mais, au-delà de la disparition de la forêt, l’histoire de la répartition de la terre entraîne d’autres problèmes. Tout d’abord, en l’absence de cadastre durant de nombreuses années et de la faiblesse de l’administration, il est aujourd’hui très complexe, voire impossible, de savoir à qui appartient la terre. En effet, il est fréquent que plusieurs titres de propriété existent pour un même terrain et soient détenus par des personnes différentes. Cela s’explique par la corruption de l’administration et de la justice durant la dictature d’Alfredo Stroessner entre 1954 et 1989. Le magazine Cath avance le chiffre de 8 millions d’hectares distribués aux proches du régime, généraux et entrepreneurs. Les distributions de terres se sont poursuivies jusqu’en 2003 et aujourd’hui encore l’État ne semble pas pressé de s’intéresser aux bénéficiaires de cette corruption[3].

Les méthodes pour s’approprier la terre au Paraguay sont nombreuses. La plus simple, comme l’explique l’économiste Luis Rojas, est d’acheter la terre aux petits producteurs. «On offre au paysan une somme qu’il n’a jamais vue de sa vie. Il s’imagine que c’est une fortune, part pour la ville, dépense tout en trois ou quatre mois et fait grossir les ceintures de misère, car il n’y a pas de boulot[4].» La chercheuse Marielle Palau évoque également d’autres moyens. «La dernière méthode utilisée pour expulser ces paysans est de les inciter à se lancer dans une culture vouée à l’échec pour qu’ils se résignent à hypothéquer leurs terres et à en être finalement dépossédés[5]

Cette foule de paysans sans terre grossie ainsi les ceintures de pauvreté autour de la capitale, Asunción. Oxfam estime que 900 000 personnes ont été expulsées des campagnes dans les dix dernières années[6], ce qui représente près d’un septième de la population. Cela mène à une concentration de la propriété de la terre parmi les plus élevées du monde. À l’heure actuelle, 85,5 % de la terre appartient à 2 % de la population. Se forme alors le latifundium, très vastes exploitations agricoles, aujourd’hui tournées vers la production agro-industrielle d’exportation.

Grandes entreprises et pollution

La culture du soja bénéficie bien sûr aux 46 entreprises enregistrées comme productrices de soja. Toutefois, le marché de l’exportation est très largement dominé par des multinationales telles que Cargill, ADM, Dreyfus, Noble et Bunge. Le soja ne profite donc que peu à la population paraguayenne. D’une part, car une partie des terrains (environ 20 % des terres cultivables) appartient à des étrangers, surtout brésiliens, et que les entreprises d’exportations du soja sont très majoritairement étrangères elles aussi. D’autre part, comme l’explique la sociologue Marielle Palau, les entreprises d’exportation et les propriétaires terriens payent peu d’impôts[7].

Ainsi une étude de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (un organisme de l’ONU) montre, en 2018, que le Paraguay est un des pays où les entreprises participent le moins au budget de l’État. En effet, l’impôt sur les entreprises ne représente que 2,6 % du PIB. À titre de comparaison, l’Argentine, le Brésil et la Bolivie imposent les entreprises entre 3,4 et 3,7 %. Seuls Haïti, le Guatemala, le Salvador et la République dominicaine ont une politique fiscale plus favorable[8]. Le sociologue José Carlos Rodríguez avance quant à lui les chiffres suivants : le système agro-exportateur représente 25 % du PIB, mais ne participe aux revenus fiscaux qu’à hauteur de 2 %[9].

Par ailleurs, le rapport souligne que l’évasion fiscale au Paraguay est parmi les plus élevées du continent. Ce sont près de 30 % des impôts qui ne rentrent pas et, comme le note le document, au Paraguay «l’évasion fiscale montre une culture du privilège. Dans ce cadre, on peut souligner l’évasion des entreprises transnationales dans leurs opérations internationales –à travers des arbitrages fiscaux à échelle globale– et des personnes au patrimoine élevé[10]».

Ces grandes entreprises cultivent sur les terres paraguayennes quasi exclusivement une variété de soja transgénique, le RoundupReady de Monsanto, qui est résistante aux pesticides et autres produits chimiques. Aujourd’hui, 97 % du soja produit au Paraguay est génétiquement modifié[11].

Les pesticides et autres produits chimiques sont alors utilisés massivement dans les immenses champs de soja. Le Paraguay utilise 20,5 millions de litres de pesticides chaque année[12]. Plusieurs témoignages font état de graves problèmes de santé due à cette pollution. La journaliste Sandra Weiss rapporte plusieurs exemples comme des éruptions cutanées et des infections respiratoires[13]. Par ailleurs, les malformations congénitales sont devenues la seconde cause de mortalité infantile.

Des problèmes d’eau dans un pays qui en est gorgé

Une autre conséquence de l’utilisation excessive des produits chimiques est l’impact qu’ils ont sur les ressources hydriques du pays. En février 2017, l’université nationale d’Asunción a réalisé une étude sur la pollution de l’eau dans la région de la capitale. L’eau analysée présentait une concentration 2,5 fois plus importante en nitrates que la moyenne, des résidus de produits industriels et des coliformes en grands nombres ; ces derniers indiquant une pollution importante d’origine fécale. De plus, dans 44 % des cas, des résidus de MTBE, un additif à l’essence, ont été détectés[14].

La pollution de l’eau renforce la méfiance de la population pour le réseau public de distribution et favorise la vente d’eau en bouteille. Ce marché est particulièrement juteux et offre de belles perspectives. En effet, entre 2016 et 2017, la Chambre paraguayenne de l’eau minérale a observé une augmentation de 20 % du volume des échanges. Ce secteur recense plus de 150 marques différentes, mais les poids lourds du marché sont Coca-Cola à travers sa filiale Dasani (plus de 40 % du marché) et le groupe Cartes (propriété de l’ancien président Horacio Cartes) allié au géant chilien CCU (Compañias Cerveceras Unidas, présent dans plusieurs pays[15]).

Si la population consomme massivement de l’eau en bouteille, c’est aussi parce que le réseau public de distribution ne dessert qu’une faible partie de la population. Ainsi 70 % de la population du département de la capitale dépend de réseaux privés ou de bidons de cinq, dix ou vingt litres, 180 fois plus chers que le réseau public. Cinq cents sociétés du département, la plupart familiales ou de très petites tailles, distribuent de l’eau pas ou peu analysée, mais les vendeurs trouvent dans ce marché un complément de revenu. Comme le souligne Guillermo Ortega, du centre de recherche Baseis, «il y a tellement d’acteurs dans ce secteur que la chaîne de responsabilité est rompue. En cas de problème ou de réclamation, tous se renvoient la balle[16]». Enfin, près d’un quart de la population n’a pas accès à l’eau potable et survit en consommant de l’eau contaminée.

Pourtant, l’eau est abondante au Paraguay. Le fleuve du même nom traverse le pays, irriguant la capitale avant de se jeter dans le fleuve Paraná qui délimite la frontière avec le Brésil. Le fleuve Pilcomayo délimite la frontière sud-est avec l’Argentine. La qualité de l’eau de ces fleuves a toutefois de quoi inquiéter. En effet, des résidus de mercure sont présents dans le Pilcomayo, et l’on retrouve du glyphosate dans le fleuve Paraguay. Par ailleurs, le pays a l’avantage de posséder deux aquifères de grandes tailles : le Patiño et le Guaraní.

Le Patiño est une réserve d’eau souterraine de 1773 km², sous le département d’Asunción. Ce département concentre 2,5 millions d’habitants, soit un tiers de la population, et 70 % des industries. Cet aquifère est dit «renouvelable», c’est-à-dire qu’il se «recharge» naturellement. Toutefois, il présente une balance hydrique très déséquilibrée : 74 000 millions de litres ne sont pas renouvelés par an. Cela met ainsi en danger l’approvisionnement en eau de la capitale à court terme.

La seconde réserve d’eau souterraine est elle aussi en danger, mais elle se trouve dans une configuration tout à fait différente. L’aquifère Guaraní fait en effet 1,2 millions de km² (l’équivalent de la France, l’Espagne et le Portugal réunis), mais seuls 71 700 km² se situent en territoire paraguayen. Le pays partage cette réserve avec le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay.

En 2010, un accord a été signé par les quatre pays. Celui-ci confirme la souveraineté de chaque pays sur la partie de l’aquifère se trouvant sous son territoire et l’article six oblige chaque pays «à prendre les mesures nécessaires pour ne pas porter préjudice aux autres pays et à l’environnement». À l’époque, les quatre pays sont gouvernés par des partis de centre-gauche ou de gauche. Depuis, seul l’Uruguay est toujours dirigé par la gauche, et l’accord est combattu par les partis de droite brésiliens, argentins et paraguayens.

Au Paraguay, le parti Colorado (droite) n’a jamais fait mystère de son opposition à l’accord. Un ancien ministre de l’Environnement, Juan Francisco Facetti, a ainsi accusé le président Fernando Lugo, au pouvoir à l’époque, de «trahir la patrie». «Nous allons perdre des investisseurs, l’accès à des technologies de pointe et des postes de travail[17]» a-t-il déclaré.

Un monde politique sous la coupe des possédants

Toutes ces problématiques ne sont pas nouvelles et préoccupent la société paraguayenne. C’est pourquoi l’élection, en 2008, de l’ancien évêque Fernando Lugo souleva autant d’espérances. Novice en politique à l’époque, très marqué par la théologie de la libération, Fernando Lugo était le candidat d’une large coalition (du centre-droit au Parti communiste) qui a mis fin à 61 ans de gouvernance du Parti colorado, conservateur socialement et libéral.

Toutefois, Fernando Lugo fut destitué avant le terme de son mandat. Le prétexte d’une tuerie lors d’une opération d’expulsion servie aux partis de centre-droite, qui quittèrent la coalition et rejoignirent le Parti colorado lors du vote de la destitution, le 21 juin 2012. Cette destitution fut considérée illégale par bon nombre de gouvernements étrangers et d’observateurs internationaux, notamment parce que le Parlement paraguayen ne laissa pas à Lugo le temps de préparer sa défense comme l’y oblige pourtant la Constitution. Le pays fût également exclu du Mercosur à cette occasion[18].

À la suite de M. Lugo, Horacio Cartes, une des plus grandes fortunes du pays, accède à la fonction suprême. Cet homme mène alors une politique néo-libérale galopante, particulièrement favorable aux investisseurs étrangers. Ainsi il incite en février 2014 les investisseurs brésiliens «à user et abuser du Paraguay», vantant les opportunités économiques de son pays[19]. Le 15 août dernier, soupçonné de contrebande, de trafic de drogue, de blanchiment d’argent et de corruption, Horacio Cartes laissa sa place au président élu quelques semaines plus tôt.

De la même couleur politique que son prédécesseur, Mario Abdo Benítez est le fils du secrétaire personnel du dictateur Stroessner, ce qui lui vaut le surnom de «fils de la dictature». Issu des cercles les plus puissants du pays, revendiquant une partie de l’héritage de la dictature, le nouveau président poursuit pour le moment la politique menée depuis un siècle en faveur des latifundios.

Rai BENNO & NAMAI
Depuis Santiago du Chili


[1] «Paraguay, tercer mayor exportador mundial de soja», La Nación, 8 mai 2018.

[2] «Plantes médicinales menacées au Paraguay», Le Temps, 1er juillet 2013.

[3] Jacques Berset, «Paraguay : L’EPP, une « guérillafantôme » qui contribue à détruire la paysannerie familiale», Cath, 6 janvier 2017.

[4] Maurice Lemoine, «Le Paraguay dévoré par le soja», Le Monde diplomatique», janvier 2014.

[5] Marie Normand, «Paraguay : « La culture du soja ne profite pas aux paysans locaux »», RFI, 26 mars 2018.

[6] «Paraguay: El país donde la sojamata», OXFAM.

[7] Marie Normand, «Paraguay : « La culture du soja ne profite pas aux paysans locaux »», RFI, 26 mars 2018.

[8] Comisión Económica para América Latina y el Caribe (CEPAL), La ineficiencia de la desigualdad, 2018.

[9] José Carlos Rodríguez, «Que pasa en Paraguay», OXFAM.

[10] Ibid.

[11] Tomás López Arias, «Evaluación ecotoxicológica en aguas y sedimentos de la reserva de San Rafael», FUNIBER, 2016.

[12] Valeria Saccone, «América Latina, un continente infestado por los pesticidas», esglobal, 3 janvier 2018.

[13] Sandra Weiss, «Paraguay – La fiebre de la soja enferma. Historia de un despojo», ALAI, avril 2018.

[14] Guillaume Beaulande, «Paraguay, pays de l’ »or bleu »», Le Monde diplomatique, octobre 2018.

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] F. Peregil, «La matanza fue provocada por francotiradores», El País, 23 juin 2012.

[19] «Cartes a empresarios brasileños: « useny abusen de Paraguay »»,
Última Hora, 18 février 2014.