L’imminence de la terreur : « Toxique », de l’écrivaine argentine Samanta Schweblin

Samanta Schweblin fait partie de cette nouvelle génération d’écrivaines argentines qui renouvellent de manière salutaire le genre de la nouvelle, dans la mesure où elles allient la maîtrise technique, la perception féminine du monde et une sorte de virtuosité extrême dans le maniement de l’ambigüité et du fantastique (1). Samanta Schweblin est l’un des exemples les plus aboutis de cette littérature inquiétante, et les nombreux prix qu’elle a reçus dans le monde entier en témoignent.

Photo : éditions Gallimard

Elle a publié en 2014 son premier roman, dont la traduction française vient de paraître : Toxique. On reconnaît facilement l’auteur de nouvelles à certains traits structurels : la concision, la précision, la densité. Il s’agit d’un récit complexe, difficile à résumer, dans la mesure où les lectures possibles prolifèrent et la souhaitable synthèse des histoires entremêlées et de leurs interprétations nous est finalement refusée. Trois temporalités s’alternent : deux moments du passé sont articulés par un dialogue mystérieux qui occupe le présent du texte et les actualise, au point que chaque épisode semble se dérouler au moment même de la lecture.

Les personnages sont les membres de deux familles, voisines le temps d’une pause estivale ; et surtout des rapports entre Carla et Amanda, les deux femmes, et de leurs expériences en tant que mères, la première d’un garçon : David ; la seconde d’une petite fille : Nina. La première histoire narre l’intoxication dont est victime David, et ses effrayantes conséquences ; la deuxième raconte l’intoxication de Nina et de sa mère. Le dialogue qui rend ces faits présents et les reconstruit, à la recherche d’indices qui puissent éclairer l’origine de la contamination, prend plutôt la forme d’un interrogatoire angoissant où David, agissant comme un adulte malgré son jeune âge, pousse Amanda à raconter dans les détails ce qui leur est arrivé. Déchiffrer l’énigme est urgent : une menace innommée pèse sur eux, et le temps qui leur reste s’épuise.

Dans ce cadre, les pistes décelables sont multiples, et peuvent être lues aussi bien en clé de dénonciation écologiste que de construction symbolique. L’ombre des agro-toxiques est omni-présente, l’allusion réitérée et en apparence incidente aux champs de soja est récurrente. La monstruosité émerge malgré l’occultation, les cauchemars et la réalité se confondent, la mort palpite dans l’ombre. Allant à l’encontre de toute une tradition littéraire argentine dans laquelle la campagne a été une forme d’idéal réparateur et d’emblème national, Schweblin fait de l’espace mythique un espace mortifère : la menace provient maintenant de la nature, et cette menace n’est pas seulement externe mais, également, interne, puisque c’est au sein même de la famille que la monstruosité se manifeste. Détérioration des liens, peur des enfants qu’on a engendrés, doutes sur le sens de la maternité, obsessions surprotectrices, incompréhensions et malentendus, culpabilités assumées ou pas : l’intoxication affective et l’intoxication chimique s’additionnent et se renforcent. Vient s’ajouter un troisième niveau : l’élément surnaturel de la migration des âmes et de la perte d’une partie de soi –que la guérisseuse de la maison verte impose aux enfants malades comme prix de la guérison – ouvre la brèche à travers laquelle se glisse  le fantastique dans cet univers clos pour en faire un abîme où la raison vacille.

Les divers points de vue apportent de la profondeur ; l’ambigüité élargit à l’infini les hypothèses. Le chaos est là, les doubles se font face : les deux femmes, les deux pères, les deux enfants ; et nul ne sait dans quel corps ont échoué les âmes perdues. On peut regretter que le choix éditorial du titre en français priorise l’une des lectures possibles, parce que le roman ne le fait pas. Le titre en espagnol est « La distance de secours », ce qu’Amanda définit comme « la distance variable qui me sépare de ma fille, et je passe ma vie à la calculer, même si je prends toujours plus de risques que je ne le devrais » ; la distance qui garantit la protection, le soin. Mais il y a toujours un moment d’inattention, et c’est là que la vie bascule et la peur remplit le monde.

Marian SEMILLA DURAN 

(1) Parmi elles, Selva Almada, Mariana Henriquez, Ariana Harwicz, Sonia Budassi, Romina Paula, etc.
Toxique, par Samanta Schweblin, traduit de l’espagnol (Argentine) par Aurore Touya aux éditions Gallimard, 121 p., 14 euros.