Du nouveau dans l’affaire Nisman

La découverte de deux textes écrits par le juge défunt en décembre 2014 dément ce qu’il a écrit dans ses accusations contre la Présidente, le président de la Cour suprême déclare que l’attentat contre l’ambassade d’Israël en 1992 est une “affaire jugée”, le secrétaire de la Cour contredit ces allégations et l’ex-épouse du juge  – Sandra Arroyo Salgado (photo) – déclare que Nisman a été assassiné puis bloque l’enquête. Des documents d’Alberto Nisman contredisent l’acte d’accusation d’Alberto Nisman

Lorsque le juge Daniel Rafecas déclare que les accusations du juge Alberto Nisman contre la présidente Cristina Kirchner et son gouvernement ne sont pas recevables en justice car elles ne contiennent aucune preuve, il inclut dans son verdict l’apparition soudaine de deux documents signés de la main de Nisman. Dans le premier, signé en décembre 2014 et annoté début janvier 2015, il écrit que “la proposition [par le gouvernement argentin à celui d’Iran en 2010] d’ouvrir un procès contre les accusés iraniens dans un pays tiers ainsi que la signature du Memorandum d’entente [de 2013] ont été une conséquence compréhensible de l’érosion et de l’usure qu’ont provoquées les Iraniens en raison de leur intransigeance et refus de collaborer à l’enquête. Ceci a conduit le gouvernement argentin à  réduire peu à peu ses exigences toujours dans le but de mener les accusés devant un juge…

Dans ce document de 55 pages, il mentionne et valorise les discours des présidents Cristina et Néstor Kirchner de 2007 à 2011, y compris le dernier de la présidente, le 24 septembre 2014, dans lequel elle demande que l’Iran signe et ratifie le Memorandum d’entente qui permettrait à un juge argentin de se rendre en Iran pour interroger les accusés. Nisman conclut : “La lecture minutieuse de ces réclamations révèle que ces demandes avaient pour but d’obliger la République islamique d’Iran à soumettre les accusés d’origine iranienne à la juridiction argentine. Exactement le contraire de l’accusation qu’il déposait quelques jours plus tard dans laquelle il prétend que le Memorandum est “un plan criminel” pour aider les Iraniens à ne pas être jugés !

Le deuxième document est adressé au gouvernement argentin et lui demande, au cas où l’Iran ne répondait pas à ses exigences, de recourir au Conseil de sécurité des Nations unies pour que celui-ci oblige l’Iran à extrader les accusés vers l’Argentine. Le ministère des Relations extérieures remarque que Nisman ne s’est jamais adressé à lui pour s’informer de la possibilité d’une telle démarche, et que l’ONU n’a jamais effectué ce genre de médiation. Les deux documents ont été rendus publics sur le site de la Cour suprême.

La Cour suprême doit contredire son Président

Deux ans avant l’attentat du 18 juillet 1994 contre la mutuelle juive, l’ambassade d’Israël à Buenos Aires avait déjà été victime d’une voiture piégée ayant provoqué la mort de 22 personnes. Du fait de la Constitution, l’enquête devait être menée par la Cour suprême. Étrangement, ce dossier, conduit par son président d’alors Ricardo Levene, n’a pas avancé bien que tous (Argentine, Israël et États-Unis) étaient d’accord pour accuser le Hezbollah. Cinq ans plus tard, le dossier est remis au juge Esteban Canevari. Celui-ci lance un mandat d’arrêt international contre le chef militaire du Hezbollah, Imad Mughnyah, accusé d’être directement impliqué dans l’attentat. En 1999, la Cour suprême “déclare le groupe Hezbollah du Jihad islamique coupable” de l’attentat. Le problème vient du fait qu’en droit, on ne peut condamner que des individus et non des entités. En 2006, nouvelle résolution de la Cour suprême : “… poursuivre l’enquête et réitérer les ordres de capture émis.  La capture de Mughnyah s’est avérée impossible du fait de son assassinat à Damas en 2008. Depuis, le dossier, sans condamnés ni absous, n’a pas été retraité mais est resté ouvert dans l’attente de nouveaux indices, preuves ou informations, ou dans le cas où le juge en charge en vienne à ordonner de nouvelles recherches.

La Cour rappelle qu’elle a réussi à déterminer que la camionnette piégée était une Ford F-100 achetée à Antonio Galbucera, un photographe de la police, par un Brésilien sous le nom de Joel Ribeiro Da Luz, un faux car on n’a jamais mis la main sur lui. Sur la base d’informations fournies par les services secrets états-uniens, allemands et argentins, la Cour suprême dit avoir lancé un mandat d’arrêt contre un certain Hussein Mohamad Ibrahim Suleiman qui, arrêté en Jordanie, aurait reconnu avoir reçu les explosifs à Foz de Iguazú sur la triple frontière (Argentine, Paraguay et Brésil), et les avoir transportés en autobus à Buenos Aires pour qu’ils soient utilisés dans l’attentat. Trois problèmes de taille : non seulement il n’y a jamais eu de mandat international délivré contre cette personne mais, en 14 ans, il n’a jamais été interrogé alors qu’il était soi-disant en état d’arrestation en Jordanie ; de plus il n’y a aucune trace de son entrée en Argentine, on ne sait rien de lui… Début mars 2015, en pleine polémique concernant le cas Nisman, Ricardo Lorenzetti, président de la Cour suprême, inaugure l’année judiciaire. Dans son discours, il déclare que “La sentence de 1999 a déterminé les auteurs matériels du crime [contre l’ambassade d’Israël], le groupe Hezbollah a été déclaré coupable. Le dossier a été clos pour ‘affaire jugée’.”

Le lendemain, le secrétaire pénal du Tribunal, Esteban Canevari se sent obligé de rectifier le tir : le dossier reste ouvert. Le document de 1999 disait clairement que “l’enquête pertinente devait continuer…” Pour le juge Augusto Belluscio qui avait signé le document de 1999, “on n’a rien résolu, , je crois qu’il fut ordonné de continuer l’enquête. On ne peut pas dire que l’affaire a été jugée. Il y a toujours eu des difficultés. L’ambassade d’Israël ne nous laissait même pas entrer sur le site…”

L’ex-épouse du juge déclare : “Nisman a été assassiné

Sandra Arroyo Salgado, ex-épouse du juge Nisman avait engagé trois experts pour qu’ils analysent toutes les données du dossier et fassent un diagnostic. Les experts, deux médecins légistes et un criminologue, ont étudié les photos, les autopsies, les témoignages, les déclarations, les visites sur site (la dernière avait été requise par Sandra Arroyo le 13 février) ainsi que les conclusions des experts de la Cour suprême et de la police fédérale. Leur conclusion, diffusée par Arroyo lors d’une conférence de presse, est que “Nisman ne s’est pas suicidé. Il a été assassiné, c’est une vérité scientifiquement confirmée, et sa mort est un magnicide dont l’ampleur reste inconnue et qui mérite une réponse des institutions de l’État… Elle met en question le rôle de l’État devant la communauté internationale en matière de terrorisme…”

Selon ces mêmes experts, plusieurs raisons ont mené à cette conclusion- “Le corps a été déplacé dans la salle de bains” : il y aurait des traces de mouvement mais les experts ne donnent aucun détail pour le moment. – “Il n’y a pas de spasme cadavérique de la main, il y a eu agonie. Ce spasme est caractéristique d’un tir de suicide. La main et le corps se rigidifient instantanément. Or il y avait une grande quantité de sang ce qui tendrait à montrer que, même si le juge était mort sur le coup, il n’y a pas eu de rigidification cadavérique instantanée. – “La demande d’une arme au collaborateur Lagomarsino est la version du même Lagomarsino”, ce qui apparaît comme une accusation implicite d’assassinat contre Diego Lagomarsino. – “Il est mort dans la nuit du samedi 17 janvier, plusieurs heures avant celle donnée par les enquêteurs. Selon les experts de Sandra Arroyo, il serait mort entre 16 h et 24 h le samedi 17 janvier et selon les experts de la Cour suprême, le dimanche 18 entre 10 h et 14 h.

Les arguments qui s’opposent

Le corps a-t-il été bougé ? La juge Viviana Fein a déjà rappelé que le corps n’a été déplacé qu’à son arrivée sur place à 22 h 30 (vidéos à l’appui) mais qu’elle ne sait pas ce qui s’est passé entre le moment où la mère du juge et d’autres personnes sont entrées dans l’appartement et le moment de son arrivée. Pour les experts de la Police fédérale, il n’y avait aucune trace de lutte et le corps n’avait pas été déplacé. Il n’a été déplacé que pour permettre aux enquêteurs d’entrer dans la salle de bains puisqu’il bloquait la porte.

Y a-t-il eu agonie ? Même si la main est restée crispée sur l’arme et le doigt sur la gâchette ainsi que le montrent les photos, il est possible qu’il y ait eu agonie ; autrement dit, aucun spasme généralisé du corps. Selon la juge d’instruction, “ce genre de situation n’est cependant pas rare en cas de suicide. Cela ne constitue pas une preuve d’homicide…“La demande d’une arme, c’est Lagomarsino qui le dit”. L’arme utilisée est bien celle de Diego Lagomarsino, collaborateur informatique proche du juge. Lagomarsino dit qu’à la demande du juge, il lui a procuré l’arme “pour se protéger lui et ses filles”. Mettre en doute sa déclaration serait l’accuser presque explicitement d’assassinat, d’autant plus que Lagomarsino est certainement la dernière personne à avoir vu Nisman en vie. Un argument de poids pour sa défense : Nisman avait déjà demandé une arme à l’un de ses gardes du corps, mais celui-ci avait refusé de la lui procurer. Nisman est mort dans la nuit du samedi, plusieurs heures avant celle donnée par les enquêteurs. Un argument approuvant la survenue du décès le dimanche : les experts ont ouvert l’ordinateur de Nisman et découvert qu’il avait surfé sur internet vers 7 h du matin !

Magnicide ?

Sandra Arroyo parle de “magnicide”. Selon le Larousse en ligne, magnicide signifie “crime commis contre un haut personnage de l’État”. On peut supposer que l’ex-épouse du juge a voulu dire que l’ordre de ce qu’elle qualifie d’assassinat émanait des hautes sphères de l’État. D’ailleurs, l’opposition politique et médiatique ne se prive pas d’accuser la présidente sans apporter de preuves. Il faudra maintenant que les experts désignés par Arroyo apportent les preuves de cette “vérité scientifique”. L’accusation presque explicite de “terrorisme d’État” dirigée à l’encontre de la présidente n’est pas anodine en cette période électorale. Il est clair que madame Arroyo a choisi le camp de l’opposition politique alors que la juge d’instruction Viviana Fein insiste sur le fait que “L’enquête n’a pas encore déterminé s’il s’agit d’un suicide, d’un suicide forcé ou d’un homicide”. En attendant, la juge Fein n’écarte pas la possibilité de convoquer tous les experts (ceux de la Cour suprême et de la Police fédérale, et ceux d’Arroyo) pour une discussion ouverte sur les éléments de l’enquête, mais elle regrette malgré tout “une instruction parallèle”. Pour Viviana Fein, “La production de preuves doit se dérouler dans un cadre officiel en compagnie d’un corps d’experts conjointement liés”. Elle évoque même la possibilité de faire appel à des experts internationaux.

Les enquêteurs craignent que ces accusations directes soient des pressions exercées sur la juge pour lui faire abandonner l’instruction, ce qui la renverrait vers la Chambre fédérale considérée comme l’opposition à la présidente. “S’ils croient faire pression pour que j’abandonne l’enquête, il n’y arriveront pas. Aujourd’hui je ne peux déterminer de manière catégorique que Nisman s’est suicidé mais il n’y a rien non plus qui me fasse penser qu’il s’agit d’un homicide.

L’affaire prend un tour de plus en plus politique. Si le dossier est retiré des mains de la juge d’instruction Fein, elle passe à la Chambre fédérale où elle serait étudiée par le juge Luis Osvaldo Rodríguez, considéré comme un farouche opposant au gouvernement. Les familles des victimes (passablement négligées par l’opposition) craignent qu’il annule la décision du juge Rafecas. C’est aussi la crainte du gouvernement puisque ceci relancerait toute l’affaire en pleine période électorale, une occasion rêvée pour l’opposition politique qui insisterait en permanence sur “l’assassinat de Nisman”, même en l’absence de preuves, pour attaquer le gouvernement. L’opposition chercherait à polariser la population en se présentant comme les défenseurs de la recherche de la vérité contre un gouvernement assassin qui ferait tout pour la camoufler. La dernière action de Sandra Arroyo tendrait à confirmer cette crainte.

L’ex-épouse du juge bloque l’enquête

Dernier épisode  en date : Sandra Arroyo avait exigé que tout ce qui se trouve sur l’ordinateur et les téléphones du juge Nisman soit rendu public car elle craignait des manipulations et exigeait “la transparence à la recherche de la vérité”. Mais à peine les experts informatiques eurent-ils découvert que Nisman avait surfé sur internet le dimanche matin, mettant ainsi à mal sa théorie de l’assassinat, qu’elle interrompait les recherches “pour préserver l’intimité du jugeD’autre part, des journalistes ayant lu le rapport des experts commandités par Arroyo font remarquer que ce qu’elle déclare n’est pas exactement conforme à leur version des faits. Par exemple, ils ne disent pas qu’il existe “des preuves scientifiques” comme le déclare Arroyo, ils restent bien plus prudents : leur opinion tiendrait en ce que le suicide est “peu probable. De là à affirmer qu’il y a preuve de crime, Arroyo amplifie largement les faits. La juge Fein regrette que l’on bloque ainsi l’enquête : “Savoir ce que Nisman a écrit juste avant sa mort est très important pour la recherche de la vérité…

 Jac FORTON