L’avortement en Amérique latine : les femmes sous tutelle dans la dernière édition de « Problèmes de l’Amérique latine »

La dernière édition de la revue Problèmes de l’Amérique latine publiée par les éditions ESKA, à Paris, présente un deuxième volet d’études autour des enjeux politiques et sociaux soulevés par la pénalisation de l’avortement. Nous vous reproduisons ici la présentation de cette édition coordonnée par Delphine Lacombe.

Photo : PAL et France Amériques

Publié il y a un an, à l’heure d’une explosion féministe inédite dans la région, le premier numéro sur ce thème nous a permis de comprendre les processus politiques expliquant le maintien des restrictions légales en Argentine et au Brésil, ainsi que le rôle des Cours suprêmes et constitutionnelles concernant la régulation toujours très coercitive de l’interruption de grossesse au Costa Rica, en Argentine, au Mexique et en Colombie. Il a contribué à décrire les conséquences positives concrètes, pour la vie et la santé des femmes, de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la ville de Mexico, l’une des rares exceptions dans le sous-continent depuis 2007 (1).

Ce second ensemble de textes s’ouvre avec l’article de Beatriz Urías Horcasitas, spécialiste de l’histoire des idées politiques autour de la question raciale au Mexique. L’auteure montre combien les débats à propos de la régulation de l’avortement, dans les années qui suivirent la révolution de 1910, ne sont pleinement compréhensibles que réinscrits dans les préoccupations politiques liées aux modes de construction de la nation et de l’identité mexicaines. En effet, au cours des années 1920 et 1930, le pouvoir postrévolutionnaire se construisit sur une rationalité et une morale eugénistes. Son objectif fut d’« homogénéiser la race » par le métissage et par l’injonction à la transformation du monde indigène. Il entendit aussi lutter « contre la dégénérescence sociale » en promouvant une « épuration héréditaire ». Dans ce cadre, l’idée de pratiquer des avortements eugénistes pour améliorer la population, en épurant cette dernière de maladies vénériennes ou héréditaires, a été constitutive des débats en amont d’une politique sanitaire et hygiéniste nationale. Si la nouvelle morale laïque et patriotique de l’élite politique fut définie en opposition radicale aux principes religieux, Beatriz Urías montre très bien comment ce nouveau pouvoir issu de la révolution coïncida pourtant parfaitement avec l’Église pour assigner les femmes à la maternité et interdire l’avortement choisi. Ce pouvoir convergea également avec le clergé pour exercer un contrôle sur la sexualité des femmes ainsi que sur celle d’individus susceptibles de nuire à la politique d’amélioration de la race. Ce travail contribue à montrer magistralement comment sexe et race participent d’une même construction nationale.

Plus restrictives encore que les lois alors en vigueur au Mexique, et que la législation en place dans le sous-continent au cours des XIXe et XXe siècles, les dispositions actuelles au Salvador et au Nicaragua concernant l’avortement nient aux femmes le droit élémentaire de pouvoir préserver leur vie quand elles subissent des complications obstétricales. Les codes pénaux de ces deux États consacrent en effet la suprématie de l’embryon et du fœtus sur les femmes enceintes, au Salvador depuis 1997 et au Nicaragua depuis 2006. Notre choix fut de proposer à deux femmes reconnues pour leur engagement militant en faveur de la légalisation de l’avortement, de relater l’histoire de cette dénégation des droits humains des femmes. Delphine Lacombe transcrit deux entretiens, menés avec Morena Herrera, présidente du groupement stratégique pour la dépénalisation de l’avortement au Salvador, et Ana María Pizarro, gynécologue nicaraguayenne et argentine, fondatrice de la clinique Sí Mujer à Managua. Dans ce récit croisé apparaissent avec acuité tout à la fois une histoire factuelle des régressions légales, mais aussi une appréhension personnelle et politique des stratégies féministes à mener. Toutes deux reviennent sur la façon dont les anciens acteurs de la révolution et de la contre-révolution se sont mis d’accord pour prohiber l’avortement thérapeutique – seul autorisé à l’époque –, les premiers par cynisme et opportunisme électoral empreints d’une indifférence de longue date au sort des femmes, les autres sans doute pour les mêmes raisons, mais confortés de plus par une alliance au long cours avec le Vatican et les franges les plus fondamentalistes du catholicisme et du néo-protestantisme.

Dans ce contexte plus que contraint, où le Salvador se distingue par sa persécution judiciaire à l’encontre des femmes ayant subi des fausses couches, Herrera et Pizarro sont en désaccord sur les moyens d’atteindre un jour la légalisation. Faut-il progressivement installer un combat et une culture politique fidèles aux idéaux féministes, c’est-à-dire favorables à la légalisation de l’avortement selon des délais de grossesse prédéfinis, mais au risque d’un statu quo durable ? Faut-il préférer la restitution, même partielle, de l’avortement thérapeutique, étape de court terme et de ce fait plus tangible, au risque de valider en droit l’idée que les femmes doivent demander l’autorisation de préserver leur vie ?

L’Équateur est un exemple frappant du caractère conservateur et masculinisé des dirigeants des mouvements politiques auto-proclamés néo-révolutionnaires, surgis dans le sillage de l’alliance bolivarienne d’Hugo ChávezMónica Patricia Mancero Acosta revient ainsi sur le contexte de la « révolution citoyenne » dirigée par Rafael Correa en Équateur. Celle-ci fut le lieu d’une représentation politique inédite des femmes, avec une proportion jusque-là inégalée au parlement : 40 % des sièges. Utilisant leurs prérogatives en tant que présidentes de l’Assemblée législative, trois députées de la majorité Alianza País prirent l’initiative de réformer le code pénal, qui ne reconnaissait qu’aux seules femmes présentant un handicap mental le droit d’avorter en raison d’une grossesse consécutive à un viol. En retirant la mention faite à la santé mentale, ces députées entendaient minimalement autoriser l’interruption de grossesse à la suite d’un viol, médiée par des médecins, des juges, et en général semée d’obstacles procéduraux. Non seulement Rafael Correa s’opposa fermement à l’ouverture de ce débat parlementaire en faisant pression sur les députées de sa majorité, mais il promut de plus leur sanction, faisant de l’affaire un enjeu de loyauté personnelle. Les députées retirèrent leur initiative. Mónica Mancero contribue dès lors à analyser l’entremêlement de la violence politique à l’égard des femmes et « la reproduction de la spirale de la violence sexiste ».

Enfin, le texte très rigoureusement informé de Luis Rivera Vélez, documente à la fois les effets des réformes sur l’avortement volontaire en Uruguay, une révolution juridique qualifiée de « modèle à suivre » en 2012 tant elle fit exception dans la région, et le backlash conservateur actuellement en cours sous l’égide du président de droite Luis Lacalle Pou. Certes, l’IVG autorisée dans les 12 premières semaines de la gestation a contribué à quasiment éliminer la mortalité maternelle provoquée par les avortements clandestins, ce qui constituait l’un des principaux objectifs énoncés par les réformateurs. Mais, le protocole d’accès à l’IVG soumet les femmes à de multiples approbations préalables : pas moins de cinq professionnels sont requis pour estimer la légitimité de la démarche au plan personnel et médical, à l’occasion de trois à quatre rendez-vous obligatoires. Les objections de conscience sont des entraves à la liberté des femmes. Pire, les avortements hors-délais sont passibles de prison, et la loi est appliquée. De sorte que l’arrivée au pouvoir de Lacalle Pou et avec lui celle d’un agenda auto-proclamé « pro-vie » a correspondu à une politique anti-avortement sans pour autant devoir défaire la réforme de légalisation : son gouvernement a mis en avant l’adoption d’une part et « la paternité responsable » de l’autre – qui en réalité légitime le contrôle des géniteurs sur les femmes –, deux politiques qui cherchent à décourager et à culpabiliser les femmes souhaitant avorter.

Ce numéro de Problèmes d’Amérique Latine clôt donc un panorama qui, sans être exhaustif sur les enjeux autour de l’avortement en Mésoamérique et en Amérique du Sud, présente les grandes lignes des processus politiques ayant trait à ces restrictions pénales. L’interruption de grossesse n’est en rien appréhendée comme une liberté individuelle. Les femmes qui ne peuvent se payer une IVG dans une clinique privée sont – au mieux – mises sous la tutelle des médecins, des juges, des géniteurs, des représentants politiques, parfois des travailleurs sociaux ou des psychologues. Au fil des textes, apparait la profonde inégalité entre les femmes devant l’accès à l’avortement, et la grande duplicité morale de celles et ceux qui le réprouvent vis-à-vis du grand public, tout en rémunérant des médecins qui le pratiquent quand il s’agit de leurs proches. Vient ensuite le constat selon lequel des motifs dérogatoires dans les codes pénaux – permettant l’avortement en cas de risque vital pour les femmes enceintes, après un viol, ou en cas de non-viabilité du fœtus – ne sont nullement la garantie d’un accès même minimal à l’interruption de grossesse pour raison de santé. Les obstacles dressés par les institutions sont nombreux et souvent infranchissables. De plus, la criminalisation et l’emprisonnement des femmes les plus pauvres a toujours cours, même dans un État comme l’Uruguay où l’IVG est légale. Et, bien que l’avortement clandestin soit relativement plus accessible et moins dangereux aujourd’hui grâce au détournement de l’usage du misoprostol [2] l’enjeu que représente la légalisation de l’avortement dépasse évidemment la seule question sanitaire. Les mobilisations massives de femmes pour la légalisation de l’IVG au cours de l’année 2019 en attestent, tant elles ont exprimé combien cette bataille-ci avait tout à voir avec celle contre l’impunité des violences sexistes et des féminicides. Ce fut aussi l’expression en faveur d’une reconnaissance de la pluralité du sujet du féminisme et plus largement de la pluralité du sujet des droits humains, sur lesquelles reposent la conception de l’égalité entre les sexes, mais aussi de celle de l’égalité entre les femmes. Ces mobilisations ont exprimé le refus du contrôle des femmes, que ce soit par l’enfantement forcé, la stérilisation non consentie et même l’avortement forcé. Si elles sont actuellement en suspens en raison de la crise sanitaire liées au COVID-19, ou bien dispersées par la violence policière comme en novembre 2020 dans le Querétaro [3] leur force résonne toujours comme un tournant politique majeur de l’histoire du féminisme, de l’ordre sexuel et des sexualités en Amérique latine. À présent, la journée d’action globale du 28 septembre initiée dans le sous-continent, rassemble les féministes européennes et d’autres régions face à la consolidation des réseaux internationaux « pro-vie ». Le gouvernement argentin de son côté, a présenté en novembre 2020 son projet de loi pour légaliser l’IVG, un frémissement vers le changement pour l’autonomie des femmes, une initiative qui reste exceptionnelle dans la région.

Delphine LACOMBE
Problèmes d’Amérique latine N° 118

Notes : 

  • « L’avortement : enjeux politiques et sociaux (I) ». Problèmes d’Amérique Latine, numéro 114, 2019/3. Pour un bilan des régulations de l’avortement à l’échelle du monde, voir : Agnès Guillaume, Clémentine Rossier, « L’avortement dans le monde. État des lieux des législations, mesures, tendances et conséquences », Population, 2018/2 (Vol. 73), p. 225-322.
  • [2] Un médicament anti-ulcéreux permettant de provoquer des contractions, utilisé comme abortif.
  • [3]Voir https://www.eluniversalqueretaro.mx/nacion/disparos-reprenden-marcha-feminista-en-cancun