Au Chili, chronique d’une contestation annoncée dans un pays en flamme

La situation est toujours aussi tendue après des semaines de mobilisation au Chili. Il y a pourtant peu de temps, le président Sebastian Piñera se félicitait de “l’oasis” de paix que semblait être le pays. Membre de l’OCDE, stable politiquement depuis des années, le “jaguar” de l’Amérique latine était présenté comme un exemple pour les pays voisins. Mais cette image idéale a volé en éclats depuis, mettant en lumière les profondes fractures économiques et sociales dues à un niveau d’inégalité de plus élevé de l’OCDE.

Dessin : Rapé (Mexique)

Depuis le 17 octobre, l’Institut National des Droits Humains (INDH) publie des chiffres issus de ces enquêtes, tout comme l’Association de médecins Doctora Eloísa Díaz. Le dernier document diffusé par cette dernière, le 23 octobre, fait état de 22 décès, dont 11 homicides. Le gouvernement ne reconnaît la responsabilité des forces policières et militaires que dans 5 cas. L’association donne aussi d’autres chiffres : 2643 détenus, 31 blessés graves par balles. L’INDH de son côté, a communiqué ces derniers chiffres dans la nuit de mercredi à jeudi. Il fait état de 535 blessés dont 210 par armes à feu et de 2 410 détenus.

Un regard dans le rétroviseur

L’Histoire de dernières 50 années du Chili a été marquée par la dictature d’Augusto Pinochet (1973 – 1990) qui, accompagnée des meurtres, disparitions forcées et tortures, a mis en place la privatisation des services publics tels que l’éducation, la santé et les retraites. 

Avec l’arrivée de la démocratie, une coalition des partis de centre et de gauche sont arrivés au pouvoir en chantant “la joie est en chemin”, mais la joie n’était pas dans les réformes du système. La santé, l’éducation, les retraites, le transport et l’eau restaient dans les mains d’institutions privés. 

Pendant plus de dix ans, les gouvernements n’ont pas connu des grandes manifestations, la société n’étant pas prête à sortir de l’immobilité héritée de la dictature. Il faudra attendre 2004 pour voir les premiers étudiants manifester dans les rues. Ce mouvement “pingouin” fut la pointe de flèche d’un peuple qui commençait à s’exprimer. Depuis, les manifestations sont devenus régulières soient pour défendre une éducation publique de qualité, un environnement libre de pollution ou un nouveau système de retraites. Les réponses de l’Etat, par contre, n’étaient pas si actives dans ce pays où la moitié de la population gagne moins de 500€ par mois pendant que le 0.01% fait au même temps 716.620€.

Ainsi, la révolution populaire que nous voyons aujourd’hui, est le résultat d’une précarisation générale de la vie au Chili, même si personne n’a pensé que le déclencheur serait une hausse de 0.037€ sur le prix du billet de métro à Santiago. Le gouvernement a refusé de négocier et a menacé d’appliquer la Loi de Sécurité de l’État contre les manifestants pour le tort fait aux infrastructures. 

La démocratie construite au Chili était faible et c’est ainsi que le 19 octobre passé, le président Sebastian Piñera a décrété l’État d’Urgence sur Santiago. Les militaires étaient dans la rue pour contrer les demandes sociales. Une première depuis 1990. La blessure du Chili saignait à nouveau. L’État d’Urgence qui régnait sur Santiago se répand et aujourd’hui plus d’un 80% de la population le subit. Le feu et le sang teintent le Chili comme sous la dictature et les témoignages des tortures, agressions sexuelles et meurtres inondent médias et réseaux sociaux.

Depuis, de nombreux secteurs se sont ralliés à la contestation. La CUT (Central Unitaria de Trabajadores), syndicat très puissant, la Coordinadora “No Mas AFP” (organisation qui demande un nouveau système de retraite), l’ANEF (Association National d’Employés de l’état), et plusieurs autres organisations mènent ce jeudi une grève générale. Les syndicats des travailleurs portuaires bloquent presque tous les ports du pays, le syndicat des travailleurs du métro, pourtant en première ligne, a annoncé son soutien aux mobilisations. Les puissants syndicats des mineurs ont également appelé à la grève générale, et même un syndicat des transporteurs, pourtant traditionnellement marqués à droite.

Le Chili sous la répression

Alors que le Président se dit “en guerre”, l’armée multiplie les exactions. Le Collège de médecins se dit surpassé par les plaintes et dénonce des restrictions institutionnelles à l’information. Le juge Daniel Urrutia raconte lui aussi que “99% des détenus arrivent avec des marques de coups, ou gazés, ou menacés.” Par ailleurs, les organisations de défense des droits humains et les associations féministes rapportent également plusieurs cas des menaces et des agressions sexuelles à l’encontre des manifestantes. 

La Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, l’Institut National des Droits Humains, Amnesty International et Human Rights Watch dénoncent de nombreuses atteintes aux droits fondamentaux et publie régulièrement de nouvelles informations. Ainsi, l’INDH mène plusieurs enquêtes, notamment sur de possibles centres de torture, ainsi que sur la mort de plusieurs manifestants et sur les conditions de détention. Les témoignages recueillis par l’Unité Judiciaire de l’INDH font froids dans le dos (à lire ici, en espagnol).

Les formations politiques et associations de la société civiles sont également victimes d’une pression policière de plus en plus grande. La porte-parole de la Cones (un des principaux syndicats étudiant) aurait ainsi été victime à trois reprises de violence de la part des forces de police. La Cones dénonce une forme de persécution politique.

Les médias sont également touchés par une répression particulièrement sévère. Ainsi, un journaliste a été la cible d’un tir des forces de l’ordre et trois autres ont été arrêtés malgré les sauf-conduits qui auraient dû leur permettre d’exercer leur métier. Par ailleurs, l’auto-censure est également un élément compliquant grandement la circulation d’informations dans le pays. En effet, les principales publications et les chaînes de radios et de télévision les plus importantes sont peu indépendantes, ce qui, dans le contexte actuel, empêche bien souvent les citoyens d’accéder à des informations fiables.

Le monde politique tente de reprendre la main

La crise sociale s’accompagne d’une grave crise politique. Le gouvernement et ses soutiens semblent ne pas savoir quelles mesures prendre pour endiguer la contestation. Le Congrès est déjà revenu sur la hausse du prix du billet de métro qui avait mit le feu aux poudres, sans que cela ne fasse baisser la tension. Le Président Piñera a également ouvert des négociations avec les autres formations politiques pour trouver une issue à la crise. 

Plusieurs partis de gauche (Frente Amplio, le Parti Communiste, le Parti Socialiste, entre autres) ont refusé de participer aux négociations tant que l’armée patrouillera dans les rues. Une partie de l’opposition a ainsi publié ce mercredi un document intitulé “No mas abuso”, qui propose un agenda pour “sortir de la crise”. Par ailleurs, le Parti Communiste et d’autres groupes d’opposition ont annoncés travailler à une “accusation constitutionnelle” contre Sebastián Piñera et Andrés Chadwick, le Ministre de l’Intérieur, bien qu’il y ait peu de chance que cette initiative mène à la destitution du Président. 

Ce dernier a également annoncé plusieurs mesures en faveur des retraites, des salaires ou un gel des prix de l’électricité. En réalité, ces annonces ne peuvent calmer la contestation tant elles paraissent insuffisante pour combler les inégalités. De plus, pour plusieurs d’entre elles, ces mesures consistent simplement à revenir sur certaines réformes récentes.

Du côté des soutiens du gouvernement, de nombreux hommes et femmes politiques insistent sur l’importance d’un retour à l’ordre avant tout retour des militaires dans leurs casernes. De plus, plusieurs personnalités ont demandé l’application de la loi antiterroriste qui permettrait de condamner les personnes appelant à manifester. Le Président n’a pour l’instant pas jugé cela utile. En effet, il est à craindre qu’une répression plus forte mobilise encore davantage la population. 

Rai BENNO & NAMAI

Sources : La Nación, Bíobío la Radio, El Desconcierto, El Ciudadano, Radio Universidad Chile, COLMED, INDH, Fundación Sol