Entretien avec l’écrivaine argentine Belén López Peiró : « C’est la littérature qui m’a fait sortir de mon histoire »

Belén López Peiró (Buenos Aires, 1992) a fait des études de journalisme et de communication à Buenos Aires, puis un master de création littéraire à l’Université Pompeu Fabra. Son premier roman, Pourquoi tu revenais tous les étés ? (Por qué volvías cada verano, 2018), raconte dans un langage cru les abus sexuels que lui a fait subir son oncle, commissaire de police, pendant son enfance. Le récit non linéaire et polyphonique révèle l’impact de ces violences sur le corps, l’identité et la mémoire, ainsi que leur caractère collectif et structurel, en mettant en évidence la complicité de l’entourage familial et social. Publié dans un contexte de forte dénonciation des violences patriarcales, le livre devient une référence en Argentine. Son deuxième roman Là où je n’ai plus pied (Dónde no hago pie, 2021) prend la forme d’une chronique judiciaire, dans laquelle Belén López Peiró explore la question de la réparation, au-delà de la justice. Le roman a été déclaré d’intérêt social et culturel par la ville de Buenos Aires. 

Je suis arrivée il y a trois ans à peu près en Espagne. Et depuis, j’ai un peu continué ce que je faisais à Buenos Aires, mais avec une forte fracture spatiotemporelle. Comment faire migrer aussi son travail, quand les réseaux sont loin ? À Buenos Aires, je donnais des cours à l’université, j’organisais des ateliers d’écriture, je travaillais dans un centre culturel, et j’écrivais. Et il y avait tout un système de tournées, de présentations, de conférences déjà en place. 

La raison la plus importante pour laquelle j’ai choisi Barcelone, c’est parce que j’allais faire le master de création littéraire. Et je crois que ça a été une bonne façon d’atterrir ici, parce que ça m’a permis de rencontrer et de créer des liens avec d’autres personnes de l’univers littéraire qui étaient dans une situation, peut-être pas identique, mais similaire à la mienne. J’avais aussi des connaissances qui m’ont ouvert des portes dans des librairies, pour faire des ateliers. Donc petit à petit, j’ai commencé à monter ce réseau, à organiser des ateliers dans des librairies, dans des bibliothèques publiques. Et je continue aujourd’hui. J’ai fait des ateliers à Lata Peinada, à Crisi, à Finestres, et en ce moment, à la bibliothèque Bonnemaison, qui est la bibliothèque des femmes ici à Barcelone. Et, quand j’ai terminé le master, on m’a proposé d’y enseigner la littérature de non-fiction, ce dont je suis vraiment reconnaissante. Au fond, j’ai migré petit à petit. Mais ce qui m’a le plus coûté, c’est le travail d’écriture solitaire. À Buenos Aires, j’assistais toujours en personne aux ateliers d’écriture ou d’analyse d’œuvres, avec Gabriela Cabezón CámaraMaría Moreno et d’autres écrivaines, et ici j’avais du mal à trouver un endroit où l’écriture soit collective. Donc j’essayais de faire des ateliers d’écriture chez moi, de créer ces espaces.

Et il y a quelques mois, j’ai commencé à collaborer avec Mescladís, parce que leur projet m’intéressait beaucoup. Ils effectuent un travail de régularisation et de formation avec des personnes migrantes de multiples pays, de multiples langues. Pour moi aussi, la culture est un droit. Une partie de mon travail ici consiste à accompagner la revue littéraire et à explorer des façons alternatives de raconter ces histoires. C’est un des emplois que j’ai ici, et ça me permet d’accompagner l’écriture, d’acheter du temps d’écriture.

Je commence par la fin. Pour moi, c’est très important parce que ça te permet de croire que toi aussi tu peux y arriver. La première fois que j’ai mis les pieds dans un atelier de Gabriela Cabezón Cámara, j’arrivais de l’école, où on ne lisait que des hommes, la plupart morts (Rires), certains très difficiles à lire comme Borges, pour lesquels il fallait parfois suivre des cours particuliers intensifs ; de l’université, où la majorité des professeurs et des auteurs qu’on étudiait étaient des hommes. Donc, bien sûr, j’ai toujours aimé l’écriture, mais je pensais que je devais forcément faire du journalisme, pour avoir une place dans un média. Les livres, ce n’était pas pour moi. Pas pour des gens comme moi. Je n’avais pas la situation économique qu’il fallait, je n’étais pas un homme. Et puis j’avais la sensation que mon histoire ne suffisait pas : l’histoire que je voulais raconter, que je pouvais raconter, que je voulais conquérir. 

Donc, je trouve que c’est important de s’entourer de modèles qui, en plus, peuvent être très généreuses — et je le dis au féminin parce que ce sont celles que j’ai eues — des personnes qui rendent la littérature accessible. On ne peut pas écrire quand on a faim, et tout le monde n’a pas toujours les moyens de se payer un atelier d’écriture. Mais même quand je n’avais pas d’argent, j’ai pu continuer à assister aux ateliers, et elles m’ont accompagnée autant que j’en avais besoin. Et je crois que cette humanité, cette empathie, le fait de savoir qu’une femme peut écrire, avoir du succès et raconter les histoires qu’elle veut, pas juste les histoires intimes, mais qu’elle peut aussi conquérir des univers de fiction, des cartographies imaginaires, ça a été très important pour moi, parce que ça m’a donné l’impression que moi aussi je pouvais le faire. Ça m’a fait croire en moi. Et parfois, quand on commence, on a besoin que quelqu’un d’autre nous donne confiance en nous comme ça.

Et pourquoi l’oralité ? Parce que, pour moi, c’est fondamental de pouvoir écrire comme je parle : comme écrivaine, d’être la plus proche de mon moi oral. Parce que c’est comme ça que j’aime qu’on me raconte les histoires, parce que quand j’écris, seule sur l’ordinateur, une seconde plus tard, je suis déjà en train de lire à voix haute. Parfois, quand je termine un livre, je peux répéter des fragments entiers comme si je lisais le texte ou que je le récitais en vers. Si quelque chose résonne en toi, c’est que ça fonctionne. Et si ça te reste gravé, ça restera gravé aussi chez quelqu’un d’autre. Donc quand j’écris, je me relis et j’essaie toujours de réduire au maximum cette distance, pour que ce que j’écris puisse aussi avoir été dit par moi à l’oral. 

Au début, mes principaux modèles en littérature de non-fiction étaient des hommes : Truman CapoteRodolfo Walsh. Et plutôt que de remettre en question les thèmes sur lesquels ils écrivaient, on discutait de la qualité de leur prose, des formules littéraires qui leur permettaient d’aborder ces sujets. Quand ce sont des femmes qui écrivent… Moi, pendant des années, j’ai vécu ça aussi. C’est pour ça qu’il y a un an, j’ai pris la décision d’arrêter de présenter ces livres pendant un temps. J’en avais un peu marre qu’on parle plus de mon histoire que de la littérature, alors qu’en vérité, c’est la littérature qui m’a fait sortir de mon histoire. Je veux dire, c’est le fait d’avoir compris que, un, je n’étais pas la seule à qui ça arrivait ; et deux, que ce qui comptait pour moi, c’était la qualité de l’œuvre, qu’elle soit bien écrite.

Souvent, on dit que mes livres sont cathartiques, intimes, féminins, mais je trouve que c’est une façon un peu réductrice de voir les choses, de les analyser. Je crois que ça arrive aussi aux écrivaines de fiction. Elles écrivent des grands romans et on les qualifie de « romans queer ». On ne retient qu’une partie de cet ensemble magnifique qui est en train de se construire. C’est une manière de réduire, de cataloguer, de segmenter, qui sert l’industrie éditoriale. C’est un vrai problème.

Je crois que, pour ma part, la seule façon est d’écrire ce que je veux, ce qui résonne en moi. Le féminisme est aussi très lié à l’écologie, parce que, dans les deux cas, il s’agit de la violence faite aux corps, et de la préoccupation pour notre survie et celle de nos enfants… Et je pense que, oui, ça dérangera toujours l’extrême-droite. Mais pour moi, la seule façon de contrecarrer ça, c’est de continuer à faire, de continuer à produire ce qu’on veut. Personnellement, j’ai ressenti la nécessité urgente de me tourner vers la fiction, donc mon prochain livre, qui sortira en début d’année prochaine, c’est un livre de fiction. Et c’est un peu lié à ça, à ce besoin intérieur de sortir de la case où on m’a rangé avec le temps : celle de quelqu’un  qui fait de la non-fiction et qui a écrit sur son histoire. Il y a beaucoup d’autres univers possibles à raconter, que je veux raconter. C’est pour ça que ce qui est important pour moi, c’est d’abord d’écrire. 

Oui. Au fil du temps, les titres changent, maintenant il en a un autre, mais oui, en quelque sorte, le personnage principal, c’est le Riachuelo, le fleuve le plus contaminé d’Argentine, qui traverse Buenos Aires. Comme dans toutes les grandes villes du monde, c’est là que se sont installés les premiers occupants, que se sont construites les grandes industries et les grandes villes. À la fin, les fleuves ont été les plus affectés : c’est là qu’ont échoué tous les déchets chimiques, industriels, c’est là qu’aujourd’hui, à Buenos Aires, vivent les personnes les plus pauvres, les plus marginalisées, parce que ce sont les territoires les moins chers. Personne ne veut vivre à côté d’un fleuve qui sent mauvais et qui est contaminé au plomb. C’est quelque chose qui m’a beaucoup marquée et qui est aussi lié à mon histoire, mais d’une autre manière.

Mon père a vécu toute sa vie aux abords du Riachuelo. Mais le fleuve a aussi une histoire très fondatrice : c’est là que les premiers bateaux ont jeté l’ancre, à l’époque de la conquête. Donc il y a toute une généalogie liée à ce fleuve, une généalogie du venin, une généalogie de tout ce qu’on ne veut pas, qu’on tue, qu’on transforme. Tout ça reste condensé dans ce territoire. Qu’est-ce qui se passe avec ces voix ? Qu’est-ce qui se passe avec le paysage, comment il se modifie ?Donc c’est un peu sur tout ça.

J’ai l’impression que tout est très fragmenté, fracturé. Je vis ici, mais je suis l’actualité de là-bas. Pour le meilleur ou pour le pire. Je me sens mal quand le président fait des discours, quand il ne parle pas de ce dont il devrait parler. Avec les gamines qui continuent de disparaître et les ressources qui se réduisent de plus en plus. Les ressources de l’État. Il y a du bon et du mauvais dans la distance. D’un point de vue personnel, c’était très nécessaire. Je sortais d’une affaire judiciaire de sept, huit ans, qui s’est finalement conclue alors que j’étais à Barcelone. Et la proximité physique me pesait un peu, émotionnellement, physiquement. J’avais besoin d’aller ailleurs. Je ne sais pas… Je suis arrivée ici, mais j’aurais pu aller en Patagonie, ou ailleurs.  Je crois que le master a été une excuse pour partir. Aujourd’hui, on vit en forêt. Ce que je veux dire, c’est que j’avais physiquement besoin d’être dans un autre territoire, un autre paysage, un autre cadre. Et de ce point de vue, la distance protège, segmente, nuance un peu les choses. 

Mais ça n’a pas que du bon : quand les personnes qu’on aime vont mal — pas forcément parce qu’elles sont en train de mourir, mais parce qu’elles sont affectées par les politiques de l’État, par exemple — et aussi quand je vois mes camarades de Ni Una Menos et les familles des femmes disparues manifester sans obtenir de réponse. Ces luttes qu’on a entamées il y a des années continuent aujourd’hui. D’ici, je peux m’impliquer, mais ce n’est pas pareil que d’y être physiquement. Ce que j’ai toujours fait ou essayé de faire, je l’ai fait à partir de mon écriture. Je crois que mon écriture ne quittera jamais Buenos Aires. Enfin, on verra, peut-être qu’un jour elle s’en ira ailleurs, mais, pour l’instant, elle reste profondément ancrée dans ma terre natale, dans ses préoccupations. Je ne sais pas comment cet imaginaire évoluera avec le temps, mais pour l’instant il reste très impliqué dans tout ça. 

C’est fondamental. Je crois que c’est le pouvoir de la littérature, du cinéma, de la musique, des paroles de chanson. Parce qu’au final, Belén c’est Bélén, mais c’est aussi un exemple de ce qu’il peut t’arriver quand tu es une femme et que tu tombes enceinte. Quand tu vis une situation de violence extrême, tu te dis « ça n’arrive qu’à moi » et ça te coûte, surtout quand, comme dans mon cas, tu es toute petite et que tu ne comprends pas si c’est quelque chose de plus grand que toi ou non. Avec le temps, quand quelqu’un te dit « j’ai vécu la même chose » ou « j’ai une amie à qui c’est arrivé », tu prends peu à peu conscience de ce que ça signifie et du fait que tu es un cas parmi des milliers. Mais en même temps, pour en parler, il faut bien partir d’un cas. C’est très difficile de raconter un univers de fiction ou de traiter une problématique dans la littérature de non-fiction, en restant dans le général. Pour ça, tu vas lire de la théorie ou de la sociologie. Mais moi, je me demande : comment est-ce qu’on en fait de la littérature ?

Une chose qui m’est restée gravée, c’est une autrice qui disait que, pour raconter de grands univers, il faut commencer par le plus particulier, par le plus petit détail. Ça peut être la couleur d’un t-shirt, la peau des mains. Et j’ai trouvé ça merveilleux, comment on peut construire des grands univers, mais petit à petit, très progressivement, avec des histoires minimes. Et ces histoires reflètent les nombreuses autres qui existent et qui ressemblent à la tienne. Et, comme ça, on construit des univers, mais à partir de quelque chose de tout petit. Je crois que c’est ce qu’ont fait Ana Correa et Dolores Fonzi, ainsi que Camila Sosa Villada avec Les Vilaines. Et c’est aussi ce que j’ai essayé de faire, quand j’ai compris que j’avais eu la malchance d’être la protagoniste de cette histoire, mais que ça aurait pu être n’importe qui d’autre. Et quand ce n’est pas l’oncle, c’est le père, le voisin ou la mère. Donc, quand tu comprends ça, ça change ta façon de voir les choses et tu te dis « Ah, la littérature c’est une arme, et je peux faire quelque chose de beaucoup plus grand que moi, et pas juste pour moi ». Et je crois que, ça, c’est un esprit très, je ne sais pas si féministe, mais collectif… 

Politique.

La traduction de tes romans en français leur permet de dialoguer avec des livres récents comme Le consentement(2020) de Vanessa Springora et La familia grande (2021) qui racontent aussi à la première personne des abus sur mineures. Qu’est-ce que ça te fait de voir ton œuvre circuler dans d’autres contextes, où l’on revoit aussi les façons de nommer la violence ? En France, en particulier, peu de temps après l’affaire Mazan, dans un pays où la notion de consentement n’existe toujours pas dans la définition pénale du viol… 

C’est un peu fou pour moi, parce que, peut-être qu’aujourd’hui c’est un texte qui a un peu vieilli, mais je me souviens que quand j’ai commencé à écrire Pourquoi tu revenais tous les étés ? je cherchais des modèles…  Je voulais aussi écrire un livre pour celles qui avaient vécu une situation comme la mienne, mais qui n’avaient pas eu un livre auquel s’accrocher. Et je ne voulais pas qu’il soit nuancé ou modéré ou politiquement correct, comme l’étaient les médias qui disaient « elle a vécu un fait de … ». Non, je voulais désacraliser les mots, aller plus loin, jusqu’à la moelle. Et je me souviens, je sais plus qui, je sais plus si c’est Cabezón Cámara ou quelqu’un d’autre qui m’a dit « tu dois lire Virginie Despentes ». Ses livres n’étaient pas disponibles en Argentine, mais je ne sais pas comment, j’ai fait une commande internationale et j’ai reçu une version photocopiée (Rires). Et ça m’a beaucoup marqué. C’était vers 2016. 

Oui, oui. Ça, c’était il y a dix ans. Je ne sais pas quand le livre est sorti en France. En le lisant, je pensais « Elle n’a pas peur. Elle n’a pas peur. C’est très irrévérencieux et elle dit ce qu’elle veut, elle ne se tait pas. Je veux faire la même chose ». Donc j’ai fait comme un mélange entre ce vocabulaire et l’oralité. J’avais lu La Supplication de Svetlana Aleksiévich et j’avais étudié la polyphonie à l’université. Tout ça, si tu veux, ça a fait la structure. Mais, en réalité, quand j’écrivais, je ne pensais pas à tout ça. Mais visiblement, d’une manière ou d’une autre, ça m’a nourrie, c’est resté.

Le film va se faire en Argentine, mais ça fait déjà trois ans qu’il est en préparation et je crois qu’il faudra encore deux ans… 

J’étais dessus et quand ils ont commencé à travailler, j’ai renoncé à le faire (Rires). Parce que j’avais déjà essayé d’en faire une fiction. Et en fait, je me suis rendu compte que je ne devais pas écrire mon histoire une nouvelle fois, sinon je n’allais jamais pouvoir en sortir. J’avais déjà migré pour m’éloigner un peu de cette situation, de cet univers. Et finalement, me remettre à l’écrire, ça n’a fait que m’enfermer à nouveau. 

Cependant, j’ai participé au script du court-métrage. Pourquoi je l’ai fait ? Parce que je vivais encore à Buenos Aires et que l’idée de déplacer l’histoire dans un territoire que je ne connaissais pas me semblait amusante. Je ne connaissais pas encore Barcelone. Et on l’a totalement fictionnalisé, adapté aux particularités de Barcelone, Gérone et Tossa de Mar. J’étais déjà ici au moment du tournage, donc j’ai pu participer à la dernière scène. Et c’était vraiment très fou. En plus, un court-métrage de moins de vingt minutes, c’est une sélection autour d’un sujet particulier. Le film est centré surtout sur l’hypocrisie familiale ou l’abandon familial, ou quelque chose dans ce genre. Bref, c’est super. Et la pièce de théâtre, c’est parce que le livre a remporté le prix Narrativas a Escena. Maintenant la pièce a sa propre vie, elle marche, parle, grandit, je ne sais pas (Rires). C’est bien.