À la suite de la rencontre internationale de différentes forces politiques d’extrême droite européennes et américaines organisée en mai dernier à Madrid par le parti espagnol Vox, Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation, revient sur l’histoire de cette « internationale » des extrêmes droites et du rôle de premier plan qu’y joue le parti Vox.
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Vox, formation de la droite radicale espagnole, est en quelques années devenue le troisième parti politique représenté au Parlement. L’influence des extrêmes droites dans le monde n’a jamais été aussi grande depuis qu’elles ont abandonné le recours aux armes pour privilégier celui des bulletins de vote. En Europe, Alternative pour l’Allemagne (AfD), le Rassemblement national (RN) en France, le PVV (Parti pour la liberté) néerlandais, Fidesz en Hongrie, Fratelli d’Italia, PiS en Pologne, Chega au Portugal, et en Amérique, La Liberté avance (LLA) en Argentine, le Parti libéral au Brésil, le Parti républicain au Chili, le Centre démocratique en Colombie, Force populaire au Pérou, Nouvelles Idées au Salvador, le Parti républicain aux États-Unis, parmi beaucoup d’autres, sont entrés en nombre dans les parlements de leurs pays respectifs et ont parfois accédé au pouvoir. Pour autant, ces formations n’ont pendant longtemps pas su, pu, ou même pensé, coordonner leurs initiatives.
Vox serait-elle en passe de faciliter la mise en réseau global des droites radicales ? Javier Milei, apôtre de l’extrême droite libertaire et libérale en économie, élu président d’Argentine en 2023, était en Espagne, les 18 et 19 mai 2024, comme invité d’un meeting électoral organisé par Vox. Les 21 et 22 juin 2024, il devrait recevoir une distinction décernée par deux laboratoires d’idées européens d’extrême droite, l’Institut Juan de Mariana à Madrid, et à Hambourg la société Friedrich Hayek. Ces rencontres de responsables des droites radicales américaines et européennes interpellent d’autant plus que le parti qui a pris le plus d’initiatives à cet effet, Vox, était peut-être le moins attendu.
Les élections européennes du 9 juin 2024 ont certes confirmé la lente montée en influence électorale de diverses formations de droite radicale. Vox est l’une d’entre elles, mais n’est pas la plus importante. Santiago Abascal, son président, n’a pas atteint, et de loin, le poids politique du Néerlandais Geert Wilders, du Hongrois Viktor Orbán, de l’Italienne Giorgia Meloni, ou de Marine Le Pen en France. De l’autre côté de l’Atlantique, une tendance parallèle a été constatée d’une consultation à l’autre. Une extrême droite de pouvoir a émergé avec en Argentine Javier Milei, aux États-Unis Donald Trump, au Brésil les Bolsonaro, au Chili José Antonio Kast, en Équateur Daniel Noboa, au Pérou la famille Fujimori et au Salvador Nayib Bukele. Vox est loin de « peser » d’un poids politique et électoral équivalent.
Ces contacts sont d’autant plus paradoxaux que l’extrême droite partisane est idéologiquement fragmentée. Ses credos et aggiornamentos ont fait l’objet de nombreuses études, signalant sa diversité et même ses contradictions, dans le temps et les espaces continentaux et nationaux. On peut citer, mais seulement à titre indicatif tant les analyses sont nombreuses, les ouvrages de l’Allemand Michael Minkenberg, de l’Argentin Pablo Stefanoni, du Brésilien Tarso Cabral Violin, de l’Espagnol Victor Morenos Jaén, des Français Jean-Yves Camus, Philippe Corcuff, Stéphane François, Pierre-André Taguieff, de l’Italien Paolo Macry, ou du Suédois Anders Widfeldt. Leurs commentaires, à la lecture des programmes des extrêmes droites, en Europe et dans les Amériques, transmettent l’image d’une fragmentation des concepts, références et objectifs politiques. L’extrême droite de chacun des pays a des revendications qui ne sont pas nécessairement celles soutenues par les autres. En faire une sous-catégorie du « populisme » ne change rien. Les analystes qui s’y sont frottés, loin de faire apparaître des critères de compréhension universels, accroissent les indéfinitions en donnant au populisme un caractère stigmatisant. Le populisme, pour l’américaniste français Alain Rouquié, « est une étiquette péjorative. Si on veut analyser un phénomène complexe, énigmatique, ce n’est pas en utilisant une insulte qu’on parviendra à l’éclairer ».
Ces partis ont en effet des référents idéologiques et programmatiques particuliers répondant à leur environnement local. Certains priorisent les valeurs sociétales traditionnelles et les religions chrétiennes, d’autres y sont indifférents et ont l’Occident comme horizon, tout en acceptant pour Vox par exemple un soutien de l’opposition iranienne. Certains défendent l’ouverture de l’économie, alors que d’autres sont protectionnistes et placent au cœur de leur engagement la préférence nationale, le refoulement des étrangers. Le combat anti-séparatiste est pour Vox fondamental, mais certainement pas pour les autres forces de la droite radicale. Chine et Russie, Israël et Ukraine ne sont pas vus de la même manière par les uns et par les autres, tout comme l’Union européenne.
La rencontre madrilène organisée les 18 et 19 mai 2024 par Vox, avec Javier Milei, et le double hommage que lui ont rendu deux fondations d’extrême droite européennes un mois plus tard ont pourtant mis en évidence, au-delà de leurs divergences et de leurs influences électorales respectives, l’existence de coopérations entre extrêmes droites européennes, nord-américaine, israélienne et latino-américaines. Ces contacts n’ont, comme signalé supra, rien d’évident. Vox est reconnue par ses pairs comme membre d’une même famille politique, mais elle en est l’un des plus modestes. Vox a, qui plus est, un agenda largement centré sur l’anti-séparatisme, qui n’est pas un sujet de préoccupation pour le RN, Fratelli d’Italia ou LLA. Comment Vox, dans un tel contexte, a-t-elle pu convaincre ses « homologues » de travailler ensemble ?
Et ce d’autant plus, que bien avant Vox, quelques partis d’extrême droite à l’influence allant bien au-delà de leur espace national ont tenté de décloisonner leurs combats et de leur donner une dimension internationale. En particulier en Amérique où, à la fin du siècle dernier, l’exacerbation régionale de la guerre froide, puis dans les années 2000 des « cycles » électoraux gagnés par la gauche – la terminologie de cycle ayant été popularisée alors par les médias – avaient déstabilisé la géopolitique hémisphérique traditionnellement dominée par les États-Unis. Les droites radicales étatsuniennes ont les premières tenté de créer de l’institutionnel, « occidental » et radicalement conservateur, sur le continent américain, mais aussi au-delà. Après la guerre froide, plusieurs partis de la droite radicale, dans les démocraties européennes et américaines, ont conquis le pouvoir ou ont acquis une surface électorale importante.
Leurs nationalismes les détournaient par définition de toute tentative de coordination supranationale, tout comme le caractère centripète de leurs programmes. Quelques-unes de ces formations ont malgré tout proposé la création de lieux de convergence, faisant le pari d’une entente partagée contre un ennemi commun, « la gauche », ciblée comme communiste hier, ou plus souvent aujourd’hui socialiste. La montée en puissance de gouvernements progressistes avait été jugée plus que préoccupante par les droites radicales dans les années 2000. Analysée comme la conséquence des coopérations interpartisanes créées par les forces progressistes, comme le Forum de São Paulo4, la nécessité d’ententes permettant de faire face s’était imposée. La droite républicaine nord-américaine, le « bolsonarisme » brésilien et, aujourd’hui en Europe, le parti espagnol Vox ont successivement lancé des projets de coopération entre forces d’extrême droite. Une triangulation concrète Amérique du Nord-Amérique du Sud-Europe a pris corps. Cette capacité à organiser des réseaux transcontinentaux d’extrême droite en dépit des différentes programmatiques est un phénomène nouveau. Elle le doit beaucoup à l’action menée par le dernier venu sur ce terrain d’initiatives partagées, le parti espagnol Vox. Les Républicains d’Amérique du Nord avaient les premiers initié ce mouvement de coordination. Diverses plateformes ont été inventées par des gouvernements de droite radicale ayant accédé au pouvoir, ou avec leur concours, au Brésil, et en Argentine. Mais c’est d’Espagne, avec Vox, qu’est venue la coagulation motrice, et l’impulsion décisive, bien que la plus tardive, a en effet été donnée par ce parti d’extrême droite. Les invitations allemande et espagnole adressées au nouveau chef d’État argentin, le libertaire d’extrême droite Javier Milei, en mai et juin 2024, sont la traduction la plus récente de cette prise de conscience tactique.
Les pionniers, la Conférence d’action politique conservatrice nord-américaine
La CPAC (Conservative Political Action Conference) est la plus ancienne des internationales d’extrême droite. Elle a été officiellement créée en 1974, en contexte de guerre froide. Ronald Reagan y avait prononcé le discours d’ouverture lors de la conférence inaugurale. Elle regroupait et assemble toujours une centaine d’organisations nord-américaines – dont la puissante National Rifle Association –, coordonnées au sein de l’American Conservative Union. Sans surprise et comme les autres organisations de ce type, la CPAC a mobilisé ses adhérents depuis sa constitution en faveur des candidats républicains aux élections présidentielles les plus à droite. La CPAC soutient Donald Trump depuis 2011.
Les thématiques inscrites à l’ordre du jour des conférences sont en prise avec l’agenda électoral de la droite radicale des États-Unis : propositions de contre-mesures ciblant le féminisme, les transgenres, le militantisme anti-racial, la promotion du port d’armes, la défense de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux, la dénonciation de la crise migratoire, la sécurisation de la frontière avec le Mexique, et la critique des démocrates suspects de laxisme sur ces différentes questions.
Depuis 2019, la CPAC a pris diverses initiatives destinées à structurer autour d’elle et de son agenda un réseau international et interaméricain. Des événements ont été organisés par la CPAC dans les pays asiatiques amis des États-Unis et méfiants à l’égard de la Chine, au Japon en 2017 et en Corée du Sud en 2019. En Europe, la Hongrie a été ciblée à partir de 2022. Diverses personnalités de la droite radicale européenne – la Française Marion Maréchal, le Britannique Nigel Farage, l’Espagnol Santiago Abascal (Vox) – ont été invitées à une ou plusieurs des CPAC organisées aux États-Unis.
D’autres Européens l’ont été en 2022 à une CPAC délocalisée au Mexique : les Espagnols de Vox, Santiago Abascal et Hermann Tertsch, les Français du Rassemblement national, Thierry Mariani et Jean-Lin Lacapelle. Des Latino-Américains ont participé à diverses CPAC aux États-Unis, l’Argentin Javier Milei, en 2022 et en 2024, le Chilien José Antonio Kast en 2022, le Brésilien Jair Bolsonaro en 2022, son fils Eduardo en 2020, le Salvadorien Nayib Bukele en 2024.
Des CPAC sont par ailleurs organisées en Amérique latine comme au Mexique depuis 2022 avec, cette année-là, plusieurs intervenants extérieurs (le Nord-Américain Steve Bannon, le Polonais Lech Wałęsa, Javier Milei, Eduardo Bolsonaro, et José Antonio Kast). Mais c’est au Brésil que la CPAC a réussi à mettre en place depuis 2019 le partenariat le plus durable. Diverses éditions de la CPAC y ont été organisées, notamment en 2021 et en 2022 (avec la présence de Javier Milei et José Antonio Kast). Mercedes Schlapp, chercheuse salariée de la Fondation de la CPAC, dans un entretien accordé à la chaîne de télévision Telemundo, a signalé que « se rapprocher de la communauté latine est une priorité » (pour les républicains conservateurs), car « nous savons que les Latinos sont naturellement conservateurs, gens de foi, de famille et patrie ». Les valeurs mises en évidence dans les CPAC « latines » sont religieuses (messe d’ouverture à la CPAC mexicaine de 2022), anticommunistes et anti-migrants.
Le « bolsonarisme », version brésilienne de l’union des droites radicales latino-américaines
L’extrême droite latino-américaine a, parallèlement et plus tardivement, posé les bases d’un vade-mecum idéologique rassemblant diverses formations et personnalités hémisphériques. Le 27 juillet 2018, au Brésil, à Foz de Iguaçu, un forum réuni en soutien de la candidature présidentielle de Jair Bolsonaro adoptait un « manifeste conservateur libéral ». Cette déclaration était centrée sur la nécessité de contrer la force de gauche brésilienne la plus importante, le PT (Parti des travailleurs). « Nous avons en partage », affirme ce texte en introduction, « l’expérience incommunicable d’avoir survécu au régime politique le plus néfaste et indécent, corrompu et amoral de notre histoire, le régime Pétiste ». Le PT est décrit comme un parti fondé par « des syndicalistes criminels, des gens de la gauche universitaire frustrés par la défaite de sa lutte armée, et des curés communistes ». Suit ensuite une critique virulente du Forum de São Paulo, « signe de néoplasie de la maladie communiste de la révolution culturelle gramscienne qui avait pour but la prise de l’administration publique, celle des clefs ouvrant les coffres et les arsenaux, celle de la machinerie du Brésil et de tous les pays d’Amérique latine ». Ce phénomène présenté comme agressif, qualifié de « révolution culturelle silencieuse », « nous pénètre de tous côtés, […] dans nos maisons, nos écoles, nos universités et quartiers, dans les feuilletons du réseau Globo ». Il vise « à contrôler le Brésil, puis après la création du Forum de São Paulo, l’Amérique latine ». « Le Brésil a besoin en ce moment d’une gigantesque union idéologique, […] d’un seul discours en capacité d’unir les libéraux en économie et les conservateurs culturels, […] dans une Union conservatrice libérale [UCL]. ». L’UCL « doit proposer un combat sans trêve contre le Forum de São Paulo, […] ses aberrations psychiatriques défendant l’idée que les enfants doivent toucher des hommes nus exposés ».
Quelques mois plus tard, le 8 décembre 2018, un premier Sommet conservateur des Amériques se réunissait au même endroit, à l’initiative de la Fondation Indigo de Politicas Públicas, émanation du Parti social libéral (PSL), parti alors de Jair Bolsonaro, élu président le 30 octobre précédent. Ici encore, une déclaration finale, dite Lettre de Foz, a été adoptée, portant la marque d’Olavo de Carvalho, théoricien initial du bolsonarisme et ami de Steve Bannon. Cette Lettre énumère les objectifs partagés par les participants brésiliens et latino-américains.
En politique, « le renforcement de l’unité nationale, la défense de la famille, l’institutionnalisation du libéralisme économique, le renforcement des valeurs culturelles occidentales ; en économie, la captation d’investissements étrangers […] sur la base de la sécurité juridique […] de la débureaucratisation, […] la création de normes attractives pour l’investisseur étranger, […] la dérégulation des relations de travail , la privatisation d’entités étatiques stratégiques et non stratégiques, la mise au service du marché des agences régulatrices » ; pour la sécurité publique, « provoquer un choc par le recrutement de policiers et de personnels judiciaires, intégrer les bases de données des différentes forces de sécurité, accélérer les décisions de justice concernant les délits stratégiques, créer des emplois dans le système pénitencier » ; en matière culturelle, affirmer « les principes de Dieu, patrie, famille, propriété, la liberté individuelle et le droit à la légitime défense, encourager la participation de la famille et de la société dans l’éducation, encourager l’enseignement de l’art classique libéral, combattre l’activisme juridique, combattre la culture de la dictature verte, combattre la culture du banditisme et du victimisme ». En conclusion, les organisateurs souhaitent que « Dieu bénisse et libère le peuple des Amériques ».
Les intervenants ont au cours des débats condamné les dictatures cubaine, nicaraguayenne et vénézuélienne. Certains l’ont fait avec radicalité, comme l’historien Marcelo Frazão pour qui « toutes les dictatures sont de gauche marxiste, y compris Mussolini, marxiste dès sa naissance ». Eduardo Bolsonaro, fils du président, a présenté une conclusion plus sobre acceptée par tous : « L’Amérique latine dans sa totalité dit non au socialisme, non au Forum de São Paulo. Nous ne serons pas le prochain Venezuela ». Les participants ont par ailleurs présenté les politiques redistributives comme « un esclavage moderne », et l’État providence a été qualifié « d’État géant », facteur d’appauvrissement des plus défavorisés. La convergence des conservateurs, appelée, « diocidence », peut y remédier, poursuit le texte, car elle constitue une sorte de miracle de Dieu permettant de libérer l’Amérique latine du communisme. D’autres intervenants ont défendu des créneaux idéologiques particuliers, en présence de nostalgiques de l’empire brésilien, comme le « prince » Luiz Philippe de Orléans et Bragance, député du PSL (Parti social-libéral).
Vox, un œcuménisme espagnol d’extrême droite
Vox est un parti politique espagnol, radicalement à droite. Comme ses homologues européens et latino-américains, son horizon a été pendant quelques années étroitement limité aux frontières de l’Espagne, à son combat contre les nationalismes intérieurs, basque et catalan. C’est un parti relativement récent, créé en 2013 – peu après la victoire du Parti populaire, force de droite traditionnelle, aux législatives de 2011– par des dissidents issus de cette formation. Au départ, les fondateurs de Vox étaient animés par la volonté de défendre l’unité nationale espagnole perçue comme menacée par l’indépendantisme régional. Leur antinationalisme catalan s’est progressivement mué en nationalisme espagnol. Ce dernier débordait le combat anticatalaniste initial pour inclure le refoulement des immigrés arabo-musulmans. Ce nouvel objectif reposait sur l’instrumentalisation des souvenirs de la Reconquista chrétienne de la péninsule ibérique au Moyen Âge. Il a par ricochet réactualisé le souvenir de la conquête des Amériques présentée comme la poursuite outre-Atlantique de l’ultime phase de la Reconquista après la chute du Royaume de Grenade. Cette interprétation nationaliste de l’histoire a repris une version qui avait cours sous le régime franquiste. Selon Vox, il faut effacer la « légende noire » de la Conquête, inventée en son temps par les monarchies européennes jalouses de l’Espagne, et depuis perpétuée par toutes sortes de mouvements « communistes », « socialistes », wokistes et postcoloniaux.
Les idées « socialistes » étant mondialisées par des institutions transnationales, Vox, par sympathie linguistique « naturelle », s’est tournée vers l’Amérique ibérique pour construire des contre-feux idéologiques. Ayant plus particulièrement en ligne de mire les concerts partisans des gauches, le Forum de São Paulo et le Groupe de Puebla6, Vox a défendu en 2020 la nécessité d’unir les forces d’extrême droite hispaniques, pour relever un défi national espagnol, mais qui est aussi ibéro-américain et mondial. Vox, au-delà de ses particularismes espagnols, a pris l’initiative de construire un lieu d’accueil collectif et transcontinental, à partir de ce qu’il a baptisé « l’ibérosphère ». L’ibérosphère selon Vox, ce sont « 700 millions de personnes […], une communauté de nations libres et souveraines ayant en partage un héritage et des racines culturelles, et un grand potentiel économique et géopolitique pour affronter le futur ».
La première initiative « internationaliste » concrète prise par Vox a été l’appel à signer une missive, en 2020 : la « Lettre de Madrid » (la Carta de Madrid). Cette lettre a proposé un dénominateur minimal à diverses familles partisanes de l’ibérosphère, mais aussi européennes et américaines, en dépit de logiciels différents et parfois contradictoires, reconnus par les rédacteurs de l’appel à signature. « Cette lettre est soutenue », est-il écrit en effet, « par différents leaders politiques aux visions et idées différentes, et même divergentes ». Le point de confluence choisi a été celui de rejets communs plus que celui d’attentes partagées. Le rejet identifié par la Lettre est celui des forces s’opposant à « la liberté et à la démocratie », « les régimes totalitaires d’inspiration communiste, s’appuyant sur le narcoterrorisme, et des pays tiers, tous situés sous l’aile du régime cubain et des initiatives comme celles du Forum de São Paulo et du Groupe de Puebla, infiltrés dans les centres de pouvoir afin d’imposer leur agenda idéologique », agenda non précisé, sinon par ses effets qui visent à « déstabiliser les démocraties libérales et l’État de droit ». La déstabilisation est déclinée en quatre points :
1/« la menace du communisme sur la prospérité et le développement, […] les libertés et les droits » ; 2/la nécessité de protéger, « l’État de droit, le caractère impérieux de la loi, la séparation des pouvoirs, la liberté d’expression, et la propriété privée » ; 3/cette nécessité, « la défense de nos libertés […] est du ressort d’acteurs politiques, mais aussi des institutions, de la société civile, des médias, de l’académie » ; 4/les signataires s’engagent à « travailler ensemble à la défense de ces valeurs et principes ».
Ce texte est le fruit de sept ans d’évolutions du parti espagnol. Son credo initial reflétait les points forts de l’extrême droite espagnole, nourri des réminiscences idéologiques du régime dictatorial du général Franco. L’unité nationale était en 2013 au cœur des valeurs fondamentales défendues par Vox. La crise indépendantiste basque était encore très proche, celle de Catalogne venait de commencer. Cinq ans plus tard, en 2018, et le retour du PSOE au pouvoir, les mesures considérées par Vox comme prioritaires avaient été élargies par l’insertion d’autres thématiques.
L’unité et la souveraineté restaient la priorité des priorités et étaient suivies par l’urgence d’une régulation drastique des flux migratoires, afin de protéger l’identité nationale ; par celle de la défense extérieure, conçue de façon militaire mais aussi culturelle avec l’interdiction de construire des mosquées ; par le moins d’État en économie ; en matière de santé, les migrants illégaux devaient être exclus de l’accès aux services publics ; par la mise hors service public des interventions d’interruption de grossesse et de changement de sexe ; par la promotion en matière culturelle de la place internationale et européenne de la langue espagnole ; par une garantie à la liberté de l’enseignement et du droit de recevoir une éducation en espagnol sur tout le territoire ; par la suppression de la loi traitant des violences de genre, et par la création d’un ministère de la famille ; par un encouragement à la natalité ; par la suppression des subventions aux partis politiques et à leurs fondations, et aux syndicats ; par une législation en faveur des victimes du terrorisme, et par une interdiction d’hommages rendus à des assassins ; par une reconnaissance particulière accordée aux victimes du terrorisme séparatiste et islamiste ; par une loi anti-squat ; par un élargissement du concept de légitime défense ; par l’élimination des jurys ; par une préférence au niveau international en faveur des rapports bilatéraux ; par la mise en œuvre d’un nouveau traité européen renforçant la place de l’Espagne, les frontières et la souveraineté nationale ; et par la mise en chantier d’un grand plan de coopération avec les nations hispanophones. Au fil des années, Vox a également ajouté une démarche visant tout à la fois à remettre en question, au nom de la réconciliation, la loi sur la mémoire démocratique reconnaissant les victimes du franquisme, et à préserver la perpétuation de la présence dans l’espace public de statues ou noms de rues se référant explicitement à la dictature et à ses responsables.
Cette Lettre prétendait rassembler sur les principes et valeurs signalés précédemment, et afin de leur donner une légitimation internationale, des personnalités de deuxième rang, originaires de l’ibérosphère, mais aussi d’Europe et d’Amérique du Nord, susceptibles d’avoir un futur de gouvernement. Vox a sollicité à cet effet un éventail de figures d’avenir, en quête de notoriété, représentatives de l’espace des extrêmes droites européennes, ibéro-américaines et nord-américaines. Le choix qui a été fait s’est avéré grosso modo pertinent : ont en effet signé des Argentins, avec notamment Javier Milei, alors député, des Boliviens, des Brésiliens, avec le sénateur Eduardo Bolsonaro, des Chiliens, dont José Antonio Kast, des Colombiens, des Costariciens, des Cubains, avec la dissidente et écrivaine Zoe Valdés, des Équatoriens, des Honduriens, des Mexicains – du parti PAN pour l’essentiel –, des Paraguayens, des Péruviens, avec Rafael López Aliaga, devenu maire de Lima, des Salvadoriens, des Uruguayens, des Vénézuéliens, avec Antonio Ledezma, ancien maire de Caracas, et Maria Corina Machado, qui est depuis 2023 la personnalité d’opposition la plus populaire. Des Européens ont également cosigné cet engagement, comme l’Espagnol Santiago Abascal, la Française Marion Maréchal, l’Italienne Giorgia Meloni, le Grec Emmanouil Fragkos (élu député européen en 2019), le Néerlandais Derk Jan Eppinkle (journaliste et ancien député européen), ou le Portugais André Ventura (président du parti Chega).
Les signataires de cette lettre ont été invités quelques mois plus tard, en octobre 2020, à participer aux activités d’un Foro Madrid (Forum de Madrid). Ce Forum a pour objectif de promouvoir les relations entre partis politiques et formations d’extrême droite ibéro-américains. Hébergé par la fondation de Vox, Disenso, le Foro Madrid publie des études diffusant les valeurs du collectif. Chaque année en particulier, il élabore un rapport sur la région latino-américaine. La version de 2024 a pour titre Menaces sur la liberté, l’assaut contre la démocratie en Amérique latine. Le Foro Madrid organise aussi des rencontres entre signataires de la Lettre. La première rencontre de ce collectif a été organisée en février 2022 à Bogota, capitale de la Colombie. Le thème central de la réunion était, avant les élections présidentielles de Colombie et du Brésil, de contrecarrer la perspective d’une victoire de Luiz Inacio Lula da Silva au Brésil et de Gustavo Petro en Colombie, qualifiés de narcocommunistes. La deuxième rencontre s’est tenue à Lima, au Pérou, en mars 2023. Au cœur des débats, le Forum de São Paulo et le Groupe de Puebla, présentés comme des « organisations criminelles », ont fait l’objet de mises en garde assorties de stratégies de contention. Une lettre numérique, La Gaceta de la Iberosfera, assure la diffusion en flux continu d’informations à l’intention des signataires de la Lettre de Madrid.
Viva 24, carrefour de réseaux nord-américains, ibéro-américains, européens et israéliens
Les 18 et 19 mai 2024, Vox a donc organisé à Madrid une rencontre internationale d’extrême droite, Viva 24, ayant su dépasser clivages géographiques et programmatiques. L’invitation à ce meeting électoral européen a été adressée à un large éventail de personnalités et dirigeants d’extrême droite. Ont répondu positivement et en nombre des responsables d’Amérique latine, d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Israël. Chacun était là au nom d’un parti national, parfois aussi d’une fondation ou d’une organisation de coopération idéologique.
Ont participé, physiquement ou en visioconférence, outre l’état-major de Vox, le président argentin Javier Milei, Agustin Laje, essayiste et influenceur de la nouvelle extrême droite latino-américaine, la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni, le président du parti d’extrême droite chilien José Antonio Kast, l’acteur de cinéma et mécène de l’extrême droite mexicaine Eduardo Verástegui, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, Mateusz Morawiecki, ancien Premier ministre polonais du parti PiS, la fondatrice du Rassemblement national Marine Le Pen, André Ventura, président du parti portugais d’extrême droite Chega, Matt Schlapp, président de l’Union conservatrice étatsunienne, Roger Severino, vice-président de The Heritage Foundation. La présence du ministre israélien de la Diaspora, Amichaï Chikli, a confirmé la bonne relation entre Vox et le Likoud.
Outre les fondations signalées – celle de Vox, Disenso, et The Heritage Foundation – étaient également présents le Alapjogokért Központ (Centre des droits fondamentaux) du Fidesz hongrois, la Red Politicas por los valores (le réseau politique pour les valeurs) du Parti républicain chilien, ainsi que la CPAC et les deux groupes parlementaires des droites radicales au Parlement européen, ECR (Conservateurs et réformistes), et ID (Identité et démocratie).
L’événement couvert par plusieurs dizaines de médias internationaux a mis en évidence la capacité de mobilisation de Vox. Une capacité néanmoins paradoxale. Certes Vox est le troisième parti politique espagnol, mais il a fini en 2024 aux élections européennes assez loin des deux premiers, le Parti populaire (PP) et le Parti socialiste (PSOE), et n’a pas non plus réussi à « phagocyter » la droite classique espagnole, le PP, ce qu’ont su faire le parti argentin La Liberté avance avec l’Union-PRO (coalition de droite), le Parti libéral brésilien avec le PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne, parti de droite), le Parti républicain du Chili avec Rénovation nationale, et ce que semble pouvoir réussir le Rassemblement national en France avec Les Républicains. Dans ces pays, comme dans l’Allemagne de 193, les partis « bourgeois » ont en effet accepté de subordonner leur action à celle de l’extrême droite. Ce que Vox n’a pas réussi en Espagne, mais il a néanmoins pu et su imposer son agenda et ses méthodes au Parti populaire. Le PP comme Vox et les partis et responsables d’extrême droite d’autres régions du monde abusent de la légalité démocratique pour en saper l’esprit et en détourner la légitimité. Ils usent de l’arme de la haine, recourent au tribalisme politique, émettent des accusations infondées diffusées massivement par les réseaux sociaux, pour disqualifier l’adversaire et rendre inutile le débat d’idées et de programmes. L’arme, il est vrai, peut être à double tranchant. Un parti champignon, issu des réseaux sociaux, plus radical encore que Vox, SALF (Se Acaba La Fiesta : « La Fête est finie »), a obtenu aux élections européennes du 9 juin 2024 plus de 4 % des voix, pris à Vox, sans présenter de programme et sans organiser de meetings et autres réunions publiques.
Le choix fait par Vox de l’internationalisation de ses ambitions, les nombreux déplacements à l’étranger effectués par son président Santiago Abascal, assortis d’un suivi institutionnel et organisationnel pérennisé, constituent sans doute l’un des facteurs explicatifs de la réussite, de son point de vue, du meeting madrilène du 19 mai 2024. Le réseau des réseaux ainsi constitué a manifestement répondu à une attente. Vox est devenu un prestataire de services d’intérêt partagé, proposant une articulation optimale entre idéologie et conquête du pouvoir. Elle veille, qui plus est, à actualiser ses partenaires, privilégiant non pas la proximité idéologique, mais la perspective d’un accès probable au pouvoir exécutif et/ou au parlement. Marion Maréchal, pourtant signataire de la Lettre de Madrid, n’était pas présente à Viva 24 le 19 mai 2024. Absence d’autant plus surprenante que Marion Maréchal a, en 2020, ouvert à Madrid une succursale de son école de formation de cadres d’extrême droite, l’ISSEP, dirigée par un proche de Javier Milei. C’est Marine Le Pen, non invitée en 2020 à signer cette lettre, ou n’ayant pas donné suite, qui représentait l’extrême droite française à la manifestation publique de Vox.
Jorge Buxadé, tête de la liste Vox aux élections européennes, a donné les raisons du succès de la conférence Viva 24 et du travail de rapprochement entre forces d’extrême droite européennes, américaines et israélienne : « Nous avons avec Milei, Meloni, Le Pen ou Viktor Orbán, un ennemi commun ». Le dénominateur commun des extrêmes droites est minimal, s’unir contre les détenteurs de pouvoir plus ou moins à gauche, décrits par Jorge Buxadé comme les représentants du « socialisme globaliste ». La démarche, ainsi ramenée à son expression la plus simple, mais aussi la plus mobilisatrice, a fait « mouche ». Vox a su capitaliser les acquis laissés en jachère des multiples rencontres réalisées par la CPAC et l’Union conservatrice libérale des Bolsonaro. En dépit, ou peut-être à cause de ses difficultés à imposer sa présence politique en Espagne, Vox est en attente de reconnaissance extérieure et a construit pour ce faire un forum des extrêmes droites à vocation globale, facilitant échanges et coopérations quadrangulaires, entre l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Amérique latine et Israël.
Jean-Jacques KOURLIANDSKY