L’écrivaine Liliana Heker ouvre l’édition de la foire internationale du livre à Buenos Aires

Jeudi 25 avril s’est ouverte la 48ᵉ édition de la foire internationale du livre de Buenos Aires, l’une des plus importantes et réputée du monde. Alors que jusqu’au 13 mai, écrivains, éditeurs, acteurs de l’économie du livre et bien sûr des milliers de lecteurs vont sillonner les allées de La Rural et célébrer Lisbonne, la ville-invitée d’honneur de cette édition, ne doutons pas que toutes et tous auront en tête le programme politique de Javier Milei pour la culture et l’éducation. Ce fut d’ailleurs le thème du discours inaugural donné par l’écrivaine Liliana Heker, dont nous vous proposons quelques morceaux choisis avant de le publier intégralement dans la prochaine revue. 

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« L’acte de lire permet un dialogue libre et personnel avec chaque interrogation dans laquelle le lecteur choisit de se plonger. Je fais référence à la science, à la philosophie, à l’histoire, aux religions, à l’analyse politique, économique ou juridique, à l’humour, à la mythologie, au témoignage, à la biographie. Pour cela, en parlant du livre, je renvoie au grand arc de la culture. Et, en particulier, à une condition associée à la lecture, et irremplaçable : savoir lire.

Je ne me réfère pas à “savoir lire” dans sa signification première. Même si bien sûr, déchiffrer des lettres et des mots, être alphabétisé, est la base sans laquelle on ne peut pas parler de démocratie pleine et entière. Il y a peu de temps, alors que l’on commémorait les quarante ans de la démocratie, on m’a demandé mon avis sur le sujet. J’ai alors écrit : “ La démocratie pleine et entière, d’après moi, implique un peuple souverain. Mais pour qu’un peuple soit réellement souverain il doit être en condition pour choisir librement, non seulement ses gouvernants mais aussi son destin. […]  »

Et maintenant je vais me pencher sur une question qu’il me tient à cœur de soulever : Pourquoi cette intention manifeste, pour une partie du gouvernement, de réduire ou supprimer toute institution ou média de communication qui favoriserait ou partagerait la connaissance, le raisonnement scientifique, la création artistique et la formation universitaire ? Une tentative d’explication qui a circulé lorsque ont commencé à sortir certaines de ces mesures était qu’elles auraient été proposées comme une sorte de distraction, pour que passent au second plan d’autres mesures plus lourdes, comme la vente de nos richesses naturelles et entreprises publiques, ou la destruction de l’industrie nationale et des PME en faveur des grands monopoles. Une explication si naïve ne peut naître que d’une certaine perplexité initiale. Ou peut-être était-ce une manière d’éviter toute association avec la phrase si terrifiante attribuée à Josef Goebbels : “Quand j’entends le mot “culture”, je sors mon revolver.”

Comment se protéger de questionnements qui paraissent inévitables ? Une manière serait de couper les possibilités d’accès à une lecture analytique ou sensible de la réalité et, si cela était faisable, à la lecture en général. Ne pas connaître l’histoire, ne pas disposer des éléments pour confronter le contexte actuel à d’autres ou pour dessiner un futur désiré. Une “surprise” du Dr Martín Menem illustre avec une certaine netteté cette intention. Après la manifestation massive du 24 mars, il a dit avec une certaine inquiétude qu’il n’expliquait pas la raison pour laquelle tant de jeunes gens de dix-huit ans étaient venus participer à cette manifestation. Comment ? semblait-il dire avec perplexité, il y a donc des jeunes gens qui étaient au courant que ce jour-là a eu lieu un coup d’état civilo-militaire qui a instauré un régime qui a assassiné, torturé, fait disparaître 30 000 personnes parmi lesquelles des vieux, des adolescents, des nonnes, des curés, et qui en plus a volé des nouveau-nés ?

Et bien il semble que non seulement ils sont au courant, Dr Menem, mais que ces crimes sont importants pour eux, qu’ils sont capables de les ressentir personnellement.

Ne fussent pas les jeunes qui ont amené à la réforme universitaire de 1918 ? Ne fussent pas des élèves du secondaire et des étudiants qui ont défendu la loi de l’enseignement laïc, gratuit et obligatoire en 1958 ? Les jeunes de notre pays ont toujours été à l’avant-garde des luttes.

Ce qu’ils essaient de faire, en somme, en coupant les budgets des universités, en dévalorisant le travail des enseignants, en supprimant un programme qui, de manière significative, s’appelait “lire en apprenant” et était destiné aux enfants des écoles, en fermant des centres de recherches de grande renommée (et je pourrais continuer avec un long et douloureux et cætera), ce qu’ils essaient de faire, disais-je, est refuser à ces jeunes, refuser aux Argentins, la liberté de choisir.

Notre pays est un pays qui en vaut la peine […] Je suis allée dans plusieurs foires [du livre] dans d’autres pays, aussi importantes voire plus que la nôtre. J’ai vu des livres de toutes les maisons d’éditions, assisté à des événements, rencontré des célébrités. Mais j’y ai vu peu de gens. Et dans cette foire qui est la nôtre, depuis sa première édition et même lorsque les circonstances historiques étaient difficiles, le public vient, il parcourt les stands, cherche ou trouve un livre en particulier, achète ce qu’il peut, assiste aux événements culturels, parle avec les auteurs, retrouve un ami perdu de vue. Il sent que ce lieu est un lieu qui lui appartient. »