Dans la seconde moitié du XXème siècle, le Venezuela a connu une vitalité culturelle, internationalement reconnue, qui irriguait tous les champs artistiques et les grandes villes du pays. Aujourd’hui, les établissements culturels de Caracas sont toujours là, instruments de culture dirigée, certains décrépis et d’autres passablement désertés. Des espaces culturels alternatifs subsistent ou naissent à partir d’initiatives privées qui tentent de résister à l’oubli, à l’effacement et au conformisme. En 2024, en cherchant des continuateurs on découvre quelques phares et de belles initiatives.
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En se rendant au musée d’art contemporain de Caracas, connu comme le MACCSI à sa création, on mesure la dégradation du centre ville dans le quartier du Parque central. Celui-ci fut le cœur battant de la vie culturelle des trois dernières décennies du XXème siècle. Le processus de « favélisation » urbaine est visible : circulation chaotique, alignement de misérables commerces, passants pauvres et fatigués, hordes de « colectivos1 » à motos, espaces verts abandonnés à la saleté. En ce mois de février, le musée fondé par Sofia Imber est fermé au public et, même la collection permanente riche de trois-mille œuvres, est inaccessible. L’installation d’une exposition est en cours, dit-on, mais à l’accueil personne ne peut dire ce qu’elle sera ni quand le public pourra y accéder. D’anciens responsables du musée interrogés ne le savent pas plus et avouent avoir déserté le centre ville depuis plusieurs années pour « fuir les lieux culturels officiels dégradés et s’épargner le chagrin ». Le musée inauguré en 1973 ne porte plus le nom de sa fondatrice, Sofia Imber, « l’une des figures les plus influentes de l’histoire culturelle au Venezuela et en Amérique latine » et qui l’avait dirigé pendant 31 ans. En 2001, la direction du Musée lui avait été retirée pour raisons politiques, et l’équipe du musée démembrée. Sitôt Sofía Ímber congédiée, de nombreuses œuvres ont commencé à disparaître du musée, certaines retrouvées, dont L’Odalisque au pantalon rouge (1925) de Henri Matisse, achetée en 1981 à New-York par Sofía Imber. D’autres œuvres restent encore introuvables. « En 2006, Sofia Imber a signé un document contre les manifestations antisémites de la dictature vénézuélienne ».
En réponse, il a été décidé de retirer son nom du musée. C’est le président Hugo Chávez qui l’a annoncé lors d’une allocution hebdomadaire Aló Presidente. Les protestations du Colombien Fernando Botero et de Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, n’y changeront rien. Le musée s’appelle désormais Museo de Arte Contemporáneo de Caracas Armando Reverón. Le texte de présentation du “nouveau” musée placé à l’entrée de l’édifice, a effacé le nom de Sofia Imber et les jeunes ne sauront pas que la Collection d’Art du XXe siècle réunie par elle n’a pas d’égale en Amérique latine. La qualité des œuvres et la renommée des artistes est éloquente : 147 œuvres de Picasso et des ensembles complets d’œuvres de Henry Moore, Tapies, Miró, Segal, entre autres artistes. Dans les années 70, Fernando Botero y avait présenté sa première exposition individuelle dans un musée. En 2024, sous les auspices de Maria Luz Cardenas, ancienne directrice du musée, et de Adriana Meneses, fille de Sofia Imber émigrée aux États-Unis, un livre sera édité à la mémoire de celle qui a joué un rôle majeur pour le Venezuela, durant plusieurs décennies, comme journaliste culturelle, initiatrice de débats sur les grands enjeux culturels du XX ème siècle, fondatrice du musée d’art contemporain et promotrice d’évènement internationaux convoquant le meilleur de la production artistique latino-américaine.
Vitalité culturelle et démocratie
A deux pas du musée d’art contemporain, l’Ateneo n’est plus. L’édifice porte un autre nom où le mot « peuple » apparaît. Dans les années 1990, à la suite de la célébration du « Vème Centenaire de la Rencontre des Deux Mondes », l’Ateneo était devenu le centre névralgique du théâtre vénézuélien et organisait le plus important festival international de théâtre d’Amérique latine. La vitalité culturelle nourrie par les arts, la littérature, le cinéma et l’ouverture au monde était associée à la vie démocratique du pays qui avait cours à partir de 1958 jusqu’à la fin des années 90. Il y avait en Amérique latine un exceptionnalisme vénézuélien alors que plusieurs pays de la région vivaient à ce moment-là sous le joug de dictatures militaires et en situation de grande pauvreté. De nombreux artistes, intellectuels et universitaires latino-américains, ont trouvé au Venezuela une terre d’accueil.
Aujourd’hui, la liberté d’expression dans l’espace public est verrouillée. Les lumières sont éteintes. Les festivals et événements internationaux ont disparu. Nombre d’intellectuels et d’artistes vénézuéliens ont choisi l’exil intérieur et extérieur. Cela convient-il sans doute aux gouvernants que l’on n’entend pas s’émouvoir de cette saignée et qui règnent dans un silence peuplé d’incertitudes et d’angoisses. Pourtant, en prenant des chemins de traverse, on peut rencontrer des gardiens de la mémoire, des éditeurs, des libraires, des galeristes, des journalistes, des écrivains, des compositeurs, des peintres et des entrepreneurs culturels persévérants et courageux. A Caracas, dans le quartier de Sabana Grande, on peut découvrir « La Pulpéria del libro », un lieu étrange, labyrinthique, souterrain, fait de galeries de livres faiblement éclairées. Ce lieu de 830 m² ne ressemble ni à une bibliothèque ni à une librairie mais renferme les multiples mémoires du Venezuela et documente sur plusieurs siècles ses relations au monde, aux mythes et au savoir universel. Cet espace, créé il y a plus de 40 ans, apparaît aujourd’hui comme l’emblème d’une mémoire qui résiste à l’oubli et à effacement.
Deux millions et demi d’ouvrages et de documents, du XVIème siècle à aujourd’hui, sont alignés là, sans inventaire, et appellent la lumière et le déchiffrement. Cet ensemble hétéroclite de livres surtout mais aussi de dessins, de photos et d’objets n’est accompagné d’aucun testament. Les héritiers en sont les amateurs, les chercheurs, les lecteurs qui parcourent les galeries souterraines. Leur curiosité peut se porter sur toutes sortes de domaines : l’art militaire, la politique, la généalogie, les sciences, le baseball, le cacao, le café ou les religions… chacun trouvera là dans de quoi étancher sa soif et découvrira des « pépites », comme les premières éditions d’écrivains latino-américains, illustres ou confidentiels. La diversité des langues – allemand, anglais, français, portugais, russe, italien – rappelle que le Venezuela a été, dès le début du XXème siècle, une terre d’asile et d’accueil et que ses habitants étaient de ce fait ouverts à la diversité culturelle, loin d’un nationalisme étriqué travesti en patriotisme.
Un mythe épuisé
Quand on demande à Romulo Castellanos, le propriétaire de la « Pulperia del Libro », (épicerie) quels livres sont les plus demandés il répond ingénument que le moment politique fait que les livres sur le Libertador Simon Bolivar, très demandés à une époque, ne font plus recette aujourd’hui. Le chavisme a construit une mythologie autour de l’éminent stratège militaire et politique jusqu’à changer le nom du Venezuela en « République bolivarienne du Venezuela » et à en faire le prophète du « socialisme du XXI ème siècle ». Une aberration pour les historiens et une aventure énigmatique pour l’immense majorité des Vénézuéliens. Le mythe ne fonctionne plus et les tentatives de « réanimation » de la popularité du nom de Chávez par Maduro ne parviennent pas non plus à légitimer le système en place depuis vingt-cinq ans. Le Bolívar comme mythe et comme monnaie nationale n’a plus cours. L’indifférence et le dollar les ont supplantés. Quand Maduro parle chaleureusement de « chevron », il n’évoque pas les galons militaires de Bolivar mais l’entreprise pétrolière américaine revenue au Venezuela pour six mois et qu’il espère voir rester encore cent ans. Selon le directeur de la Pulperia, les problèmes que la société vénézuélienne rencontre aujourd’hui tiennent beaucoup à l’ignorance, à l’oubli et aux travestissements de la vérité et il déplore chez ses concitoyens la méconnaissance, entre autres, des très nombreux écrivains vénézuéliens que son antre renferme. À sa manière, cet homme lutte contre l’oubli et, à son corps défendant, il propose de revisiter l’histoire de son pays longtemps ouvert au monde et amoureux de la liberté d’expression. Dans ce lieu obscur qu’est la Pulperia del Libro, les livres deviennent des phares et dialoguent entre eux.
La littérature comme thérapie
La création d’une maison d’édition est toujours une initiative audacieuse et économiquement incertaine. C’est à cette entreprise que se sont pourtant dédiés Artemis Nader et David Malavé, un couple de vénézuéliens résidant à Madrid. Leur relation à la littérature et aux livres ne date pas de leur exil en Espagne. Propriétaires de la librairie Las Musas à Baruta puis de Kalathos dans Los Galpones, ils maintiennent ici, à côté de trois galeries d’art, une activité de librairie-café en associant aux livres les rencontres entre lecteurs et les dialogues avec des auteurs et autour de la littérature de fiction ou du réel. Kalathos ediciones, créée à Madrid en 2016, est présentée comme « une maison d’édition vénézuélienne indépendante ». Depuis cette date, Kalathos a publié en Espagne plus de soixante-dix ouvrages d’auteurs latino-américains, vénézuéliens pour l’essentiel : romans, poésies, chroniques politiques, sciences, journalisme narratif, essais historiques, théâtre…
Le catalogue comporte nombre d’ouvrages consacrés à la tragédie vénézuélienne sous la plume de romanciers, journalistes, politologues, historiens et essayistes, la plupart poussés à l’exode. « Raconter, c’est résister » écrit Luis Sepulveda. David et Artemis se réjouissent de pouvoir donner aux auteurs vénézuéliens, orphelins sans foyer, les moyens de continuer de créer. David Malavé rappelle qu’il est psychanalyste de formation. On ne s’étonne pas alors de l’entendre utiliser le lexique de la psychologie pour parler de l’entreprise éditoriale qu’il dirige avec son épouse. La littérature serait pour les auteurs qu’il abrite comme une catharsis et servirait de thérapie pour panser les blessures de l’exil et faire place aux possibles. Un des titres emblématiques du catalogue de Kalathos est « Escribir afuera. Cuentos de intemperias ». Il s’agit d’une anthologie qui réunit les nouvelles de trente-et-un auteurs vénézuéliens qui vivent et écrivent dans neuf pays différents et dans des genres qui vont de la littérature policière à l’autofiction en passant par la littérature fantastique.
Le projet éditorial de David Malavé et Artemis Nader abrite, préserve et promeut la littérature vénézuélienne confrontée à l’altérité, sous d’autres cieux que le Venezuela, un pays où les géographies des Andes, des caraïbes, des Llanos et de l’Amazonie imposent des paysages grandioses. Qui sait si les auteurs, nombreux et dans les nouvelles conditions où ils sont placés et déplacés ne sont pas en train de renouveler leur expérience d’écriture et leurs thèmes, certes, mais peut-être aussi la création littéraire ? En tout cas, la visibilité internationale de cette littérature s’est accentuée depuis ce que certains désignent comme « la catastrophe ». Elle se trouve présente dans les foires du livre et des festivals en Europe, traduite dans les langues européennes. Un autre pays a grandi, souvent dans la douleur ; il se reconstruit comme un pays mi-réel, mi-imaginaire, déterritorialisé mais encore relié.
Maurice NAHORY
[1]Colectivos : brigades de civils dans les quartiers populaires et bras armé de Nicolas Maduro pour soutenir les meetings du pouvoir et harceler les manifestations d’opposants.
[2-4]. María Luz Cárdenas, Historienne d’Art, Commissaire d’Expositions et Critique d’Art Contemporain. A dirigé le Département de Recherche au Musée d’Art Contemporain de Caracas entre 1978 et 2001.
[3]Idem. Revue Espaces latinos, numéro consacré aux femmes influentes d’Amérique latine[1]Maria Luz Cárdenas, idem
[6] 2023, l’heure d’un monde nouveau : l’interview de Nicolas Maduro par Ignacio Ramonet – Mémoires des luttes (medelu.org), 4 janvier 2023