Penser la recherche depuis les marges ; une exploration à partir des espaces amazoniens et caribéens

Caravelle fut fondée en 1963 par Frédéric Mauro, Paul Mérimée et Jean Roche. Elle publie deux numéros par an (juin et décembre). Pluridisciplinaire, elle a pour objets principaux les études littéraires, l’histoire sociale et culturelle et les autres champs des sociétés et de la culture hispano-américaines. Trilingue (français, espagnol, portugais), elle publie des numéros thématiques, soit sur l’ensemble latino-américain, soit sur un pays ou un groupe de pays du sous-continent. Des œuvres originales, inédites, viennent renforcer les analyses littéraires. Les comptes rendus, par leur abondance, constituent un outil bibliographique de référence. Nous vous présentons ici la dernière édition, n° 121 de 2023 cordonnée par Jean Moomou et Apollinaire Anakesa Kululuka.

Photo : PUM Toulouse

La prise en compte des « marges » dans le domaine des sciences sociales est au cœur de la réflexion épistémologique depuis plusieurs années déjà, notamment par le biais de courants scientifiques surgis dès les années 1960 et regroupés aujourd’hui dans ce que l’on qualifie de « subalternal studies » ou de « post-colonial studies ». Arrivés plus tardivement en France, ils n’en ont pas moins acquis une certaine visibilité, illustrée par exemple par sa prise en compte dans la formulation de la question de géographie au concours externe du capes-agrégation d’histoire-géographie en 2016. L’étude des marges est, par conséquent, investie par les historiens dans le milieu académique, en France continentale ou ailleurs dans d’autres universités et occupe désormais une place centrale dans la réflexion historique, et épistémologique. Elle s’impose désormais comme un concept fondamental dans la discipline historique. Il suffit de jeter un œil sur le nombre de séminaires, de journées et de colloques universitaires relatifs aux « marges » comme outil de pensée dans les sciences humaines et sociales. Le concept de territoires de l’histoire a été pensé par Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Revel, Pierre Nora et Philippe Ariès, afin que soit prise en compte la diversité extensible des objets de l’histoire.

En revanche, assez paradoxalement ou peut-être pas tant que cela, ces études commencent à peine à entrer dans le domaine de la recherche historique dans les Universités antillaises et guyanaises. Au sein du laboratoire AIHP-GEODE (2011-2013), cette réflexion est articulée autour des Territoires de l’histoire antillo-guyanaise. Les chercheurs de ce laboratoire travaillent, en effet, depuis un certain nombre d’années sur les dynamiques historiques et spatiales de l’occupation humaine des Antilles et des Guyanes au travers d’approches thématiques et disciplinaires variées. Leurs recherches ont donné lieu, il y a quelques années, à une première publication dans la revue SFHOM (2013). Dans ces travaux, les marges sont notamment considérées comme un prolongement des territoires. Ils réinterrogent le passé de ces territoires à partir de leurs « marges » géographiques et historiques, autrement dit depuis les territoires définis et perçus généralement comme étant la marge. Il en est ainsi des réflexions autour des « non-dits », des « tabous », des « inconstruits », des « impensés », des « silences » (voir Moomou 2017). Ces questionnements, dans leurs aspects culturels et linguistiques, trouvent un écho dans d’autres recherches, notamment celles menées au sein de l’équipe Archives et documents ethnographiques de la Caraïbe et des Amériques/Mutations culturelles (ADECAm/MC) ou encore celles menées au sein du LC2S (Laboratoire Caribéen de Sciences Sociales), en autres, « Marge et dynamique territoriale ».

Tel est le cas, par exemple, des études portant sur la paysannerie des époques esclavagiste et post-esclavagiste. Traitée par des géographes, des littéraires, des économistes, elle n’a qu’été effleurée par les historiens. Ces derniers ne l’ayant pas étudiée de manière spécifique, quantité de sujets subsidiaires sont restés encore à aborder dans le cadre de leur domaine. Tel est le cas de la récente étude historique des villes coloniales du monde antillais, contrairement à celle bien plus ancienne, pour le reste de l’Amérique, en particulier espagnole. Les propos de l’historien Paul Butel corroborent justement que « […] Les historiens des Antilles se sont longtemps refusés à faire une place digne de leur importance aux villes coloniales. Ils étaient subjugués par l’économie de la plantation et par la société, réduite d’ailleurs trop souvent aux seuls maîtres et esclaves […] (1). » Nonobstant, les autres sciences humaines et sociales (anthropologie, géographie, sociologie, philosophie), ainsi que les études culturelles, se sont davantage intéressées, très tôt, aux thèmes perçus comme « marginaux ».

De cet ensemble résultent de nouvelles thématiques, de nouveaux questionnements et approches variées, autour desquelles de nouvelles réflexions sont clairement nécessaires. Aussi cela demande-t-il l’exploration et l’exploitation de nouveaux types de sources, ainsi qu’un regard nouveau porté sur elles. Plus qu’un questionnement original voire anticonformiste, c’est à un changement de paradigme auquel s’attellent les réflexions des chercheurs de disciplines différentes, menées dans le cadre de ce numéro. Ces réflexions visent, en même temps, à inaugurer ou à intégrer des groupes minoritaires de penseurs ayant comme préoccupation épistémologique les marges ultramarines de la France plurielle.

Le dossier proposé ici envisage ainsi d’explorer la ou les manières dont les marges éclairent le passé et forgent aussi bien le futur des sociétés des espaces amazoniens et caribéens que leurs identités et cultures. Autrement dit, les marges permettraient de questionner les jeux et re-jeux des pratiques culturelles, ainsi que l’appréhension des stratégies identitaires au sein de cet espace (voir F. Pagney, R. Terral et M. Sélise). Il interroge aussi la construction des frontières historiques, socio-spatiales et politiques (voir V. Huyghues-Belrose). Ce dossier analyse également l’archéologie de la « fabrique » du discours scientifique, politique et imaginaire des sociétés amazoniennes et caribéennes. La réflexion sur les marges, comme grille d’interprétation, s’inscrit dans une démarche résolument transdisciplinaire permettant ainsi la mise en exergue des interactions parfois complexes et distanciées, à l’instar de Zomia, entre la « périphérie » et le « centre » ou inversement.

(1) butel, Paul, Histoire des Antilles françaises, Perrin- Tempus, Paris, 2007, p. 231-232.