L’Argentine dans la tourmente et l’ovni libertaire Javier Milei atterrit en Suisse

Alors que le pays subsiste sous le choc d’un revirement économique féroce, l’excentrique président ultralibéral s’est rendu à Davos, le 16 janvier, pour participer au Forum Économique Mondial. Après trente-cinq jours à la tête du pays, Javier Milei a profité de cette occasion pour présenter son programme qui promet de faire de l’Argentine un marché durable et lucratif pour les investisseurs. Bilan d’un mois de gouvernement anarcho-capitaliste.

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La ville de Davos signe l’entrée sur la scène internationale du nouveau président argentin. Et la position de Javier Milei est pour le moins délicate, avec un pays qui présente des aspects difficiles à apprécier dans sa juste mesure. Car l’Argentine, qui dans la première moitié du XXe siècle était une puissance mondiale, se trouve aujourd’hui plongée dans le plus profond abîme socio-économique de son histoire. 

Les chiffres sont éloquents : plus de 45 % de pauvreté (soit 20 millions d’habitants sur un total de 47), 10 % d’indigents, une inflation annuelle de 210 % (la plus haute d’Amérique latine devant le Venezuela et la troisième mondiale derrière le Zimbabwe et le Soudan). L’ex-président Alberto Fernández a laissé une banque centrale en faillite avec des réserves nettes négatives de 12 milliards de dollars, auxquels s’ajoutent environ 70 milliards de dollars de dette extérieure. L’actuel allié de Milei, l’ex-président Mauricio Macri (2015-2019), porte lui aussi sa part de responsabilité puisqu’il avait signé un accord avec le FMI pour un prêt de 57 milliards de dollars (le plus important prêt de l’histoire de l’organisation mondiale), en 2017, qui se sont littéralement volatilisés. Par conséquent, la situation apocalyptique de l’Argentine montre bien quels sont les enjeux de la participation du nouveau gouvernement ultralibéral au Forum de Davos.

Située dans les Alpes suisses, cette importante station estivale et de sports d’hiver accueille chaque année, depuis 1971, l’élite des patrons de multinationales, des banquiers, des influents intellectuels, des milliardaires et des dirigeants de grandes entreprises (la présence du richissime Gerardo Werthein dans la délégation argentine, ambassadeur aux États-unis, n’est pas anodine). Dans cette édition 2024, figurent à l’ordre du jour les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, le changement climatique, le développement de l’intelligence artificielle (IA), la pauvreté dans le monde parmi d’autres thèmes exposés devant 2800 participants, dont plus de soixante chefs d’États ou de gouvernement.

Fidèle à son plan d’austérité, Milei a fait le voyage en avion de ligne plutôt qu’à bord de l’avion présidentiel, ce qui représente pour les caisses de l’État une économie de plus de 450 000 dollars. C’est peut-être un détail anecdotique mais révélateur de la nouvelle politique en Argentine. En ce qui concerne les dépenses de la résidence présidentielle, le président est allé plus loin en supprimant les croissants et les sandwichs de jambon du petit-déjeuner de son cabinet ministériel ! C’est un geste de solidarité teinté de démagogie, certes, mais apprécié par une grande majorité des Argentins qui souffrent des conséquences d’un plan d’ajustement annoncé depuis des années par Milei et martelé tout au long de sa campagne. Mis à part le décret de nécessité et d’urgence (DNU) et la « loi omnibus » en cours de rejet ou d’approbation par le Congrès (environ 1 000 modifications juridico-politiques), d’autres mesures ont également marqué l’opinion publique. Par exemple, une série de compressions budgétaires concernant le parc automoteur au service de la bureaucratie d’État et la division par deux du nombre des ministères. 

Mais aussi le non renouvellement de centaines de contrats des emplois publics, que le précédent gouvernement populiste avait multiplié en 2023 en vue de s’assurer des voix lors des élections. Sur ce point, le malheureux candidat et ministre de l’Économie, Sergio Massa (surnommé à la suite de sa gestion «Sergio Massacre »), a dépensé 2,5 points du PIB pour financer sa campagne, cela en parallèle à une émission monétaire faramineuse destinée aux aides sociales ou « Plan platita » en guise d’achat des voix. Ces deux dernières années, l’émission monétaire destinée à colmater les trous de l’économie explique l’hyperinflation, comme l’avait reconnu jadis Massa lui-même. C’est pourquoi l’Argentine, saccagée par négligence politique doublée de corruption, se retrouve aujourd’hui dans une étape charnière de son histoire. 

Après trois semaines de « tronçonneuse » mileiste, tout porte à croire que le terrible plan d’ajustement fiscal commence à porter ses fruits mais, hélas, au détriment des plus démunis. La banque centrale a acheté pendant ce temps environ 4 milliards de dollars, l’inflation globale du mois de décembre n’a pas dépassé le taux de 25,5 %, bien que certains produits du panier familial aient atteint jusqu’à 30 %. Or les prévisions sur le taux de l’inflation, avec une hausse des prix de 1 % quotidien début décembre, prédisaient un taux d’hyperinflation de 45 % mensuel. C’est la raison pour laquelle Milei s’est réjouit à l’annonce de cette, selon lui, « excellente nouvelle ». Mais les bonnes nouvelles seront de courte durée sans les investisseurs étrangers. 

Pour l’instant, malgré l’aggravation de la situation économique, comme conséquence d’une actualisation des prix ainsi que de la baisse des subventions aux transports et à l’énergie, sans oublier la forte dévaluation de la monnaie, le nouveau président peut compter encore sur le soutien de plus de 60 % d’Argentins qui approuvent ses mesures d’austérité (certains sondages sont même plus optimistes). Cela même si le nouveau gouvernement est confronté à un troisième mouvement de protestation, le 24 janvier, soit 44 jours après l’arrivée de Milei à la tête du pouvoir. Cette grève est organisée par la surpuissante CGT peroniste-kirchneriste et ses richissimes dirigeants qui roulent en voiture haut de gamme, ceux-là même qui pendant quatre ans sont restés endormis tandis que la dégradation du pouvoir d’achat des travailleurs était observable à l’œil nu. Aux antipodes de ces éternels réfractaires qui ont voté pour Massa, il reste une proportion de 2 %, représentée par les virulents militants de l’extrême gauche, «nous sommes mal, mais nous allons bien » conclue résignée et pleine d’espoir la grande majorité d’une population consciente de devoir traverser une période de souffrance rédemptrice, avant d’apercevoir la corne de l’abondance que le candidat Milei a brandi tout au long de sa campagne. 

En effet, beaucoup ont compris quelle est l’ampleur du désastre légué par le gouvernement d’Alberto Fernández. Celui qu’on appelle « la marionnette » de Cristina Kirchner peut se permettre de justifier sa médiocre gestion par la sécheresse de 2022, la guerre en Ukraine, et une pandémie mal gérée dont le bilan est de 130 000 morts. Un témoignage illustre bien la pensée qui règne en Argentine parmi 60 % de la population : « Vive la liberté, bordel ! Vive Milei, il faut qu’on lui donne du temps, s’il vous plaît. […] Il faut que Massa, Cristina y Alberto rendent l’argent qu’ils ont volé. Ces fils de …. C’est pour cela que nous en sommes arrivés là. […] Que les kirchneristes ne reviennent plus jamais ! » C’est le propos de ceux qui ont été les plus frappés par la thérapie de choc de Milei, un couple de retraités interrogé par une chaîne de télévision d’allégeance kirchneriste (C5N), ce qui montre bien à quel point s’exprime le rejet d’un modèle politique populiste et asservissant qui a régné en Argentine pendant des décennies 

Dans ce contexte, en accord avec sa philosophie de l’austérité, Milei est arrivé à Davos accompagné par une commission réduite à la minime expression : son ministre de l’Économie, Luis Caputo ; son chef de cabinet, Nicolas Posse ; la ministre des Affaires étrangères, Diana Mondino ; sa sœur Karina Milei, secrétaire général de la présidence et Gerardo Werthein, l’ambassadeur à la Maison Blanche. Dans le cadre de son programme, Milei a rencontré la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), Kristalina Georgieva, le ministre d’Affaires étrangères britannique David Cameron, la reine des Pays-Bas, l’Argentine Maxima Zorreguieta, et son premier ministre Mark Rutte. Par manque de temps, Milei n’a pas pu honorer la demande de plus de soixante entretiens bilatéraux avec des médias internationaux. 

L’Argentine a initié une période d’ouverture, les capitaux internationaux sont les bienvenus. Voilà le noyau dur du message que Milei a voulu transmettre lors de son allocution, laquelle s’est articulée autour du concept « La liberté, clé de la prospérité » avec quatre blocs thématiques pour un total de vingt-cinq minutes. 

1. Les chiffres de l’Argentine ; 2. Présentation du modèle libéral libertaire ; 3. Les questions philosophiques liées au dilemme de la répartition néoclassique et l’échec du socialisme ; 4. Les « vices » socialistes qui mènent à la pauvreté, tels que le contrôle des prix et la mal nommée « justice sociale » qui asservit les plus défavorisés au lieu de leur procurer les moyens de se libérer des chaînes de l’État. 

Voici un bref aperçu de son discours : « L’Occident est en danger. Les principaux dirigeants du monde occidental ont malheureusement abandonné ces dernières années l’idée de liberté au profit de différentes versions de ce que nous appelons « collectivisme », une idéologie qui mène inexorablement au socialisme et donc à la pauvreté. […] Attaqué par la doxa gauchiste, le capitalisme est le seul système économique capable d’en finir avec la famine et la pauvreté. […] Depuis 1800, 90 % de la population mondiale est sortie de la pauvreté grâce au capitalisme. […] En Argentine, lorsque nous avons adopté le modèle libéral en 1860, nous sommes devenus la première puissance mondiale en seulement 35 ans. Et lorsque nous sommes passés au collectivisme au cours des 100 dernières années, nous avons vu nos citoyens s’appauvrir systématiquement et le pays est descendu au 140e rang mondial. »

Cette visite à Davos pourra-t-elle semer la confiance et apporter les capitaux dont l’Argentine a besoin, afin d’éviter de la transformer en « le plus grand bidonville de la planète », selon la vision prospective du président ? En espérant que la main tendue au monde ne reste pas sans réponse, rappelons que Javier Milei s’est adressé au peuple argentin, lors des traditionnels vœux de fin d’année, dans ces termes : « Que Dieu bénisse les Argentins, et que les forces du Ciel nous accompagnent ». Ce vœu pieux pourrait rester sans effet si la citation biblique du Livre des Maccabées – les forces du Ciel – n’était pas accompagnée du sacrifice d’un peuple qui attend patiemment la lumière promise au bout du tunnel. Patience et sacrifice, mais pour combien de temps encore ?