La mort du philosophe argentin-mexicain Enrique Dussel (1934-2023). Méconnu en France.

Il y a des auteurs que l’on découvre (ou redécouvre) à l’occasion de leur disparition. C’est ce qui va sans doute arriver en France avec Enrique Dussel, décédé le 5 novembre dernier, et que le public français malheureusement ne connaît pas.

Photo : Wikypedia

Ce grand philosophe argentin réfugié au Mexique, et qui enseignait à l’UNAM (Universidad Nacional Autónoma de México) est un auteur, professeur et conférencier connu dans toute l’Amérique Latine. Il incarne le courant « décolonial », critique de l’eurocentrisme de la pensée et de la domination intellectuelle exercée sur le « Sud » (on peut associer son nom aux autres auteurs de ce courant, comme Animal Quijano, sociologue péruvien, Walter Mignolo, sémiologue argentin ou Ramón Grosfoguel sociologue portoricain). Mais il est surtout le penseur, sur le plan philosophique et théologique, du mouvement de la libération, qui place au centre de la réflexion les victimes du colonialisme et de l’oppression capitaliste.

Sa critique de la toute puissance de l’Europe depuis la « découverte » de l’Amérique en 1492 (il publie en 1992 « 1492. El encubrimiento del otro ») ne repose pourtant pas sur une méconnaissance de l’apport  intellectuel européen.Il travaille dans sa jeunesse sur la philosophie grecque, voyage en Europe, en Israël, séjourne en Allemagne et à Paris en 1961-65. Mais il forge peu à peu une pensée propre, reposant sur la critique de la modernité occidentale qui pour lui est par essence liée aux violences, physiques et morales, infligées aux peuples amérindiens.

Philosophe d’inspiration chrétienne, il est aussi un bon connaisseur de Marx, objet de débats pendant de longues années avec d’autres penseurs de cette mouvance. Penseur certes, mais n’oubliant pas l’action politique (c’est sa critique du péronisme qui est à l’origine de l’explosion de son domicile, l’ayant incité à quitter l’Argentine en 1975)

S’ouvre donc maintenant une probable diffusion en France (et en Europe) de son œuvre (seulement sept ouvrages traduits en français sur les cinquante écrits par l’auteur).  Opportunément « Philosophie de la libération », publié en 1977 vient d’être traduit en octobre dernier (aux PUF). Un certain retard est à rattraper, pour lui comme pour d’autres auteurs de ce continent (par exemple, le manuel érudit de philosophie comparée de V.Citot « Histoire mondiale de la philosophie », 2022 ,ne comporte pas une ligne sur l’Amérique Latine). Heureusement, un hommage lui a été rendu  par un séminaire de deux jours les 21 et 22 novembre à l’Université Paris Nanterre. Il n’est jamais trop tard……