« À balles réelles », le dernier roman noir du Nicaraguayen Sergio Ramírez

Avec À balles réelles, Sergio Ramírez revient au genre du roman noir et nous dévoile les dernières aventures de l’inspecteur Dolores Morales, initiées avec les ouvrages Il pleut sur Managua (2011) et Retour à Managua (2019). Dans cet ultime volume de la trilogie, le romancier s’applique à refléter la vie quotidienne des Nicaraguayens sous le régime tyrannique du couple Ortega-Murillo. Œuvre d’une exceptionnelle qualité littéraire, le roman sape la dictature, comme pour en faire la fin désespérante du rêve de la révolution sandiniste. 

Photo : Ed. Métailié

Sergio Ramírez est né en 1942, à Masatepe, au Nicaragua. Après des études de droit à l’université de León, il vit successivement au Costa Rica (1964-1975) et en Allemagne (1975-1977) : ces années sont à la fois marquées par ses premières publications littéraires et par son engagement politique contre le régime dictatorial de la dynastie instaurée par la famille Somoza (père et fils) au Nicaragua. En 1979, après le triomphe de la Révolution sandiniste, il devient membre de la Junte de reconstruction nationale, avant de devenir vice-président (1985-1990) de la République du Nicaragua, alors présidée par Daniel Ortega. Aujourd’hui opposant politique de ce même et désormais dictateur Daniel Ortega, Sergio Ramírez a été déchu de sa nationalité nicaraguayenne en 2023 et vit désormais en exil en Espagne. Parallèlement et alternativement, journaliste, essayiste et romancier, l’écrivain nicaraguayen a déjà publié plus d’une douzaine de romans, dont Châtiment divin (Castigo divino, 1988) et Le bal des masques (El baile de las máscaras, 1995). Il a reçu le plus grand prix littéraire du monde hispanique, le prix Cervantes, en 2017.

Le roman  À balles réelles 

Expulsé au Honduras à la suite de sa dernière enquête, l’inspecteur Dolores Morales, accompagné de son compère Rambo, tente de retourner au Nicaragua. Près de la frontière, Genaro Ortez, leur passeur, est alors assassiné par une bande de paramilitaires. Les deux compères trouvent refuge chez l’oncle du jeune mort, monseigneur Ortez, connu pour ses sermons critiques vis-à-vis du pouvoir. Grâce à l’aide précieuse de cet évêque courageux, Dolores Morales et Rambo peuvent ensuite continuer leur voyage vers Managua, où les attend la future épouse de l’inspecteur, Fanny, atteinte d’un cancer. Mais, en plein XXIe siècle, le Nicaragua est alors secoué par une série de révoltes étudiantes et populaires, réprimées dans le sang par le gouvernement, avec l’appui, entre autres, du sinistre bras des services secrets nicaraguayens : Tongolele. Ce dernier, responsable de l’exil de l’inspecteur Morales au Honduras, sur les conseils de sa pythonisse de mère, Zoraida, travaille avec cynisme et opportunisme pour le régime. Pourtant, tombé en disgrâce, Tongolele meurt lui aussi assassiné par des paramilitaires au cours des protestations étudiantes, un pneumatique en flammes autour du cou. Trahi par une conspiration menée par ses deux bras droits, les luttes de pouvoir auront eu raison de lui, tandis que, de son côté, Dolores Morales pourra peut-être enfin épouser sa fiancée.

À balles réelles est une fiction, mais il s’inspire de faits réels : l’essentiel du roman est l’évocation du mouvement de protestation qui eut lieu dans plusieurs villes du Nicaragua en 2018. C’est aussi le portrait amer d’une contre-révolte menée paradoxalement par un mouvement se déclarant originellement révolutionnaire, mais transformé depuis en une dictature durable d’Amérique centrale. Celle-ci n’hésite pas à s’appuyer sur des bandes de paramilitaires et des milices qu’elle arme. Cependant cette violence n’est pas la seule incohérence du pouvoir. Dans À balles réelles, l’inspecteur Dolores Morales, ancien policier sandiniste, subvertit sarcastiquement les discours officiels grâce à la présence fantasmagorique de son vieil ami Lord Dixon. L’univers symbolique « révolutionnaire » du régime se délite et délire : les étudiants ne veulent plus de ces arbres de vie métalliques et gigantesques, censés attirer l’énergie cosmique, comme le croit la femme du président, dans leurs lycées ou leurs universités. Tout s’avilit dans cette société que la dictature a configurée, où presque tous se déclarent « enfants » de la Révolution sandiniste, soit pour profiter du régime, soit pour s’y opposer. Dans le roman, cette révolution dégénérée transparaît à travers une série d’histoires contraposées ou juxtaposées, de personnages secondaires qui, dans cet univers violent, désirent essentiellement survivre aux crises du quotidien et au chaos social et politique.

Dans À balles réelles, Sergio Ramírez témoigne de la mémoire des morts et des vivants. Le roman, mélange textuel où le réel se soumet au pouvoir de la fiction, se sert de l’imagination pour révéler d’autres réalités et dénoncer d’autres mensonges. Le président Ortega a construit son pouvoir sur les fake news, dans un régime où désormais un mensonge peut aisément se transformer en réalité. Sergio Ramírez, lui, en ayant recours à sa propre fiction – le roman s’ouvre sur une page Wikipedia imaginaire, celle de l’inspecteur Dolores Morales – dénude l’actualité politique nicaraguayenne et les engrenages médiatiques de tout pouvoir autoritaire moderne. Dans le roman, en plus de torturer, violer et assassiner, pour tenir le choc face à la démocratie et perpétuer l’autoritarisme, le pouvoir espionne, manipule et désinforme par le biais des réseaux sociaux. Mais Sergio Ramírez présente également ces réseaux sociaux comme le meilleur moyen de dénonciation, en les viralisant, de certains faits : pendant que des milliers de personnes manifestaient, que des centaines d’étudiants mouraient sous les balles du régime, d’autres publiaient ces événements sur la toile. L’activité du « Masque » et ses étranges révélations sur le système corrompu et violent nicaraguayen passe également par Twitter. Dans ce contexte, À balles réelles, devient aussi un témoignage sur l’importance du phénomène moderne de la virtualisation de la réalité établie par les réseaux sociaux, cœur de l’information et de la lutte, dans un pays et dans un monde où une très grande majorité de la population a désormais accès à internet.

Sans pour autant être un roman politique, À balles réelles est un « portrait » de la situation dans laquelle le Nicaragua est actuellement plongé : une dictature qui réprime largement la protestation et les manifestations de sa jeunesse, qui persécute tous ceux qui auraient l’idée de s’y opposer. C’est d’ailleurs le cas de Sergio Ramírez, qui paie encore les conséquences de la publication de son roman : l’intolérance et la haine du couple Ortega-Murillo. Le roman fut en effet la cause du mandat d’arrêt prononcé à son encontre au Nicaragua pour « conspiration » et « incitation à la haine », de son exil au Costa Rica en 2021 et de sa déchéance de nationalité en 2023. Les risques étaient réels et Sergio Ramírez n’en ignorait pas l’ampleur : cela ne l’empêche pas, dans À balles réelles, grâce à sa prose parfaite et sa maîtrise experte de l’humour, voile de légèreté au milieu du drame nicaraguayen, de nous raconter la réalité complexe de son pays et de démêler les différents aspects de la tyrannie du régime de Daniel Ortega.

Cédric JUGÉ

À balles réelles de Sergio Ramírez, traduit de l’espagnol (Nicaragua) par Anne Proenza, Paris, Éditions Métailié, 335 p., 2023. / En espagnol : Sergio Ramírez, Tongolele no sabía bailar, Madrid, Alfaguara, 2021.