L’abbé Pierre et l’Amérique latine : « Je suis fièrement métis ». Entretien avec Françoise Barthélémy

Au moment que le film sur la vie de l’abbé Pierre sort en salle le 8 novembre nous avons voulu revenir sur la journée que nous avons partagée, au cœur de la Normandie, le 15 mars 1994 pour discuter sur sa vision sur l’Amérique latine.

 Photo : Normandie Days

Françoise Barthélémy : Père. Vous nous avez parlé d’Hélder Câmara qui insuffla ses idées à la Conférence nationale des évêques brésiliens, au Conseil épiscopal latino-américain, et aussi au Concile Vatican Il Pouvez-vous nous parler de cette amitié ·qui vous unissait, et nous donner votre avis sur le combat que Rome semble mener contre la théologie de la libération en Amérique latine ?

Là, je ne sais pas tout. Pour le dernier point, d’après notre petit réseau d’informations non publiques, nous avons les curriculums-vitae de chacun des nouveaux nonces. Et c’est assez effrayant de constater que tous les nonces – pas celui de l’Uruguay que nous avons vu car vraiment c’est l’homme des petits, celui-là, mais les autres, ceux qui sont nommés maintenant sont tous sélectionnés parmi ceux qui ont été les premiers à aller serrer la main au dictateur ou au grand propriétaire. Ça c’est une réalité. 

L’autre question, celle de la théologie de libération, je n’en ai fait aucune étude, sur la théologie de la libération, mais· j’ai constaté que, sur deux ans environ, d’un voyage du pape à l’autre, dans les pays où la théologie de la libération avait touché des personnalités connues – je n’ai pas la mémoire des noms-, d’une visite à l’autre, il y a eu des changements, du jour où le pape n’a plus dit la théologie de la libération mais les théologies de la libération, c’est radical comme changement, car, avant, tout ce qui allait dans le sens de la théologie de la libération était englobé dans la réprobation, d’un seul bloc. À partir du moment où on dit « les », le dialogue devient possible. Ce que j’ai compris, c’est que le principal grief qui était fait aux théologiens de la libération, – et ce en s’appuyant sur la libération, l’exode, le départ des Juifs fuyant l’Égypte, etc. – c’était qu’ils mettaient l’accent, par rapport à la foi, sur la vertu réelle, et très haute, de la libération matérielle. 

D’après ce que j’ai compris, d’après les critiques, on leur reprochait d’en oublier, ou d’avoir tendance à oublier, la libération spirituelle. Car la vertu suprême, disaient-ils, c’est la délivrance du pauvre. Et bravo ! Bien sûr que c’est évangélique. Mais on disait : au nom de la délivrance du pauvre, vous vous fichez pas mal du péché mortel. Alors ça n’a pas de rapport avec la libération telle que l’entend l’Évangile. Jésus n’a rien fait comme acte de libération violente face à l’armée romaine et aux collaborateurs de l’année romaine et, avec le prestige qu’il a à de certains moments, il aurait pu faire se lever des mouvements qui auraient certes été écrasés par l’armée romaine, mais enfin, il aurait pu… On dit que le cas de Judas s’expliquerait comme ça : à partir du moment où il a vu clairement que Jésus refusait la royauté vers laquelle on le poussait, à ce moment-là, ça ne l’intéressait plus. Et, de glissade en glissade, il en est allé jusqu’à accepter les trente deniers … Peut-être. C’est une hypothèse. Mais on peut l’appliquer là. 

Je ne suis pas en mesure de parler vraiment des théologies de la libération, mais puisque le pape emploie Je pluriel, profitons-en, il n’y en a pas qu’une. Alors nous rejetons celle qui ne serait que militaire, et pas morale, en tant que croyants, nous admettons tout à fait que l’on rappelle que le prêtre, le théologien, l’aumônier rappelle « Applique-toi à la prière, sois plus vertueux » … Cela dit, hélas, dans toutes les guerres, il y a eu des aumôniers militaires pour bénir les canons avant les attaques, il y en avait auprès des Allemands, il y en avait auprès des Français, dans toutes les guerres du monde, on a béni la violence à certains moments. J’aurais envie de dire beaucoup de choses… Dans la solidarité avec les opprimés, il y a une vertu évangélique indiscutable, même si on ne remarquait pas suffisamment de recherche de la sainteté, mais c’était déjà un acte évangélique, de se solidariser, de risquer sa vie, pour la libération de l’oppression. 

Les chiffres ne sont que des symboles 

« Quand je donne à manger aux pauvres aux pauvres, on dit que je suis un saint. Quand j’explique pourquoi ils sont pauvres, on dit que je suis un communiste » faisait justement remarquer Hélder Câmara 

C’est classique. Nous avons tous connu cela. Nous le connaissons en France. Un prêtre qui ose vivre pauvre avec les pauvres, jamais d’ailleurs il ne le vit pleinement, parce qu’il ne peut pas, il a beau faire, il a une culture que n’ont pas ceux avec qui il vit, il a des richesses en lui que n’aura jamais le pauvre dont il est solidaire, il en souffre d’ailleurs, le prêtre ouvrier, le prêtre solidaire, il sent bien qu’il ne sera jamais complètement identique au petit qu’il veut aider. Mais si en même temps il ose s’en prendre, dans des cas concrets, pas dans des généralités, à des abus, à des gros qui bouffent les petits, alors immédiatement, il est communiste ! Ils sont d’ailleurs très embêtés maintenant, parce qu’il n’y a plus de communistes, alors ils ne savent plus quel qualificatif donner au prêtre qui est avec les pauvres. Bon. Alors, Hélder Câmara. La première fois que j’ai été au Brésil, c’était après avoir été appelé en Argentine par le père Balista, et au Pérou où c’était Paco Miro Quesada, le ministre (1 ), qui m’avait appelé, avec une première page de leur journal. « Abbé Pierre, nous avons besoin de vous. » Et puis, il m’envoie un billet d’avion. C’était à la fin des années cinquante, à peu près, avec les chiffres, je ne suis pas très fort. 

Petite parenthèse : je me souviens, quand j’étais encore gosse, un professeur me disant « mais les chiffres, ce ne sont que des symboles », et toute ma vie, j’ai été sur cette notion-là (sourires). Ce ne sont que des symboles, alors je regarde combien il y a de zéros, s’il y a beaucoup de zéros, c’est un gros symbole, s’il n’y a pas beaucoup de zéros, ce n’est pas grave (sourires). Avec Mademoiselle Coutaz, c’était la guerre ouverte, ça, parce que pour elle, ce ne sont pas des symboles … 10 francs, c’était 10 francs. Bien. Alors, je ne sais plus si c’était après le Pérou, je suis passé à Rio. Et là, il y avait un prêtre qui avait commencé à faire une petite communauté, comme celles de France, en tout petit, soutenu par Hélder Camara qui venait d’être fait archevêque auxiliaire du cardinal.

Ce cardinal, c’était un hasard, s’appelait du même nom, Câmara. Je vais donc voir cet archevêque auxiliaire qui avait s ut nu, dans les quartiers où se faisait d’immenses constructions, cette petite communauté. Et là, je suis sorti en disant « J’ai l’impression d’avoir rencontré le curé d’Ars devenu archevêque et capable de l’être »(sourires). J’avais été impressionné par son côté curé d’Ars. C’est vrai. Et là on m’avait expliqué, c’était le palais de San Joaquim, le vieil archevêché de style colonial, un palais vieux de trois cents ans. Et quand Hélder Câmara, qui était auparavant le pilier de toute l’action sociale, est devenu archevêque, les pauvres ont commencé à envahir le palais. Un jour le cardinal arrivé. Il n’était pas habitué à cette cohue, et li passe une engueulade monstre à Hélder Câmara. Alors celui-ci, qui m’a raconté l’histoire, lui a rétorqué : « En me donnant mon anneau, vous avez dit cette parole : je te donne cette richesse de l’Église, je te donne les pauvres. Eh bien, reprenez-le, votre anneau. »

Toujours, à propos de ce cardinal, une infirmière, Renée, qui vivait dans la favela où a été filmé le film Orfeu Negro, m’a raconté quelque chose. Il s’était fait construire une villa confortable de riche, avec une piscine. Or, dans les favelas, quand les pluies tombent, des glissements se produisent, les problèmes sont constants.  Pour avoir de l’eau notamment. Une terrible corvée d’aller chercher tout en bas de la colline, de la remonter en portant des jarres sur la tête, très fatigant, d’où une proportion incroyable de cardiaques … Alors, à un moment, comme les gens n’étaient pas idiots, ils avaient fait des trous dans la canalisation de la villa du cardinal, lequel se fâche, ces gens appellent la police …  Finalement les habitants de la favela lm demandent : « Eh bien, pourrions-nous au moins en profiter quand vous vidangez l’eau sale de votre piscine … » Cette expression m’est toujours restée en tête …

Mes liens avec Hélder Câmara se sont resserrés, nous sommes devenus amis. Finalement il a été viré… On l’a déplacé de l’archevêché où il était auxiliaire, à Rio, vers la ville de Recife. Le pire les plus difficile, dans cette région du Nordeste. On m’a expliqué les conditions dans lesquelles il vivait. Les escadrons de la mort étaient déchaînés. Un jour, son secrétaire, un prêtre rentrant d’une réunion des Jeunesses ouvrières chrétiennes, a été torturé et pendu à un arbre, sous les fenêtres de l’archevêque Hélder Câmara, avec une pancarte accrochée sur lui, où était écrit « En attendant ton tour ». Dans le même temps le gouvernement lui interdisait de prononcer une parole hors de son diocèse.

Or il avait été le secrétaire – en fait le premier – du CELAM, la Commission de l’épiscopat d’Amérique latine. Et puis petit à petit, on l’a considéré comme pestiféré. Ce qu’il a pu souffrir moralement, psychologiquement, c’est énorme… Alors étant donné qu’il lui était interdit de parler ailleurs que dans son diocèse, il acceptait toutes les invitations qui lui venaient du monde entier, ce pourquoi il a été très critiqué. On disait : « Qu’est-ce que c’est que cet évêque qui n’est jamais dans son diocèse. » En fait, dans son diocèse, se trouvaient des prêtres en qui il avait confiance, auxquels il confiait tel ou tel travail.  Quant à lui il acceptait d’aller parler là où on l’invitait, considérant que cela faisait partie de sa mission évangélique.

On a beaucoup critiqué aussi le père Bertrand Aristide, avec lequel vous étiez le 17 février dernier à une conférence qui s’est tenue à l’Unesco. Il y a une tragédie haïtienne.

Bien sûr… Et la tragédie, c’est que le Vatican est la seule puissance du monde qui a reconnu le gouvernement militaire. C’est à cause du nonce, toujours préoccupé d’être en bons termes avec les autorités. C’est un fait vérifiez-le. Le père Aristide je ne l’ai jamais vu que deux fois, mais j’ai eu l’impression qu’il restait profondément homme d’évangile, prêtre. Pour la situation d’Haïti, je ne la connais pas suffisamment, je peux dire que des généralités.

La dette reste une question très grave

Aujourd’hui, les pays d’Amérique latine reforment leur économie, mais ils restent très endettés. Il vous est arrivé de prendre des positions sur la dette en disant qu’elle était injuste. Je pense à un pays comme la Jamaïque où les autorités dépensent trois pour honorer le service de de la dette que pour répondre aux demandes de santé et d’éducation de la population. Et puis on est dans cette vague néo-libérale qui sépare l’économie des besoins humains, d’un projet de société. On vante les mérites de la « révolution économique » mais les écarts sociaux se creusent, ce qui va m’amener à parler de votre activité dans la communauté d’Emmaüs.

Dans nos pays, ici, il faut fournir un effort pour comprendre ce qu’est la dette. Nous avons fait un effort, à Emmaüs, en France, pour donner une idée concrète, simple de ce c’est que la dette. Par exemple quand on parle de la dette aux Etats-Unis on ne fait pas assez la distinction entre la dette de l’État envers les Américains, par les emprunts. Ce n’est pas grave, c’est intérieur à l’Amérique. Et puis il y a la dette des pays extérieures à l’Amérique. Alors là je constate que lorsque devant un auditoire moyen, des personnes sans grande cuture, on explique ces choses, une prise de conscience se fait. On peut, en Europe, j’en suis certain, dans la mesure où l’Europe deviendra une réalité concrète, et il faut encore des années, on peut faire se déclencher un courant d’opinion publique assez fort pour pousser les hommes d’État à prendre des décisions impopulaires, des décisions désagréables à prendre, mais qui s’avéreront d’une absolue nécessitée si on veut empêcher que une moitié de l‘humanité continue à vivre dans des conditions inhumaines.

Je m’explique. Les grandes banques ont prêté aux trois grands demandeurs – Argentine, Brésil, Mexique.  Or, d’une part, très souvent ces pays n’ont pas les experts compétents pour une utilisation planifiée, raisonnée, de cet argent. Deuxièmement, il existe la fripouillerie, qui fait que des sommes énormes, grâce à toutes sortes de trucs, vont dans la poche des hommes qui ont le pouvoir. La conséquence, c’est la situation actuelle : les Brésiliens travaillent, mais pour l’essentiel, non pas pour améliorer la situation de leur pays dans des travaux d’utilité publique, mais pour payer les intérêts aux petits-bourgeois européens ou américains … 

Quand le Mexique, en 1982, a déclaré qu’il ne pouvait plus rien payer, ni les intérêts, ni la dette. J’avais, tout près de l’abbaye de Saint-Wandrille, où j’étais, un de mes amis, qui était directeur de cet énorme organisme financier de la France que l’on appelle la Caisse des dépôts et consignations. C’est plus que la Banque de France. Il est venu me voir, et il m’a dit, tu sais, si on n’obtient pas, très vite, que le président du Mexique revienne sur ses déclarations, la finance américaine s’écroule en quelques semaines : tous les prêteurs qui ont déposé leur argent vont venir le redemander, et la banque ne pourra pas leur donner puisqu’on ra remis au Mexique … Les banques tomberont comme des dominos. C’était donc, et ça reste, une question très grave. Il faut l’affirmer : on ne pourra pas avancer, au point de vue international, en termes de développement, si on ne repense pas complètement le problème de la dette, et si les pays qui ont prêté n’annulent pas une partie de leur dette. L’idéal, je l’ai dit, ce serait de mettre sur pied une sorte de tribunal de Nuremberg à l’ONU, et que les Mobutu et autres, qui s’en sont mis plein les poches, puissent être jugés, même si on ne peut pas les mettre en prison. Une condamnation morale, ce serait déjà important.

Bien. Mais si on veut que ça devienne une réalité, la diminution de la dette, il faut avoir constitué, dans les pays riches, un fonds pour indemniser les petits prêteurs, ceux qui avaient confié aux banques leurs modestes économies. Même si ce sont les gros industriels qui sont surtout concernés dans cette affaire. Ceux-là disant : « Ne nous blâmez pas, c’était le seul moyen de ne pas licencier ici des ouvriers, de leur donner du travail. Si on n’avait pas vendu des canons, même aux pays qui n’en ont pas besoin, eh bien les ouvriers qui fabriquent les canons, on les mettait au chômage. » Toujours le même discours … 

Notre fonction de provocateurs

Puisque vous parlez de travail, venons-en aux communautés d’Emmaüs en Amérique latine. Dans le livre d’entretiens avec Bernard Chevallier, vous dites : « Ce fut un réconfort de constater, en 1958, que le plus grand développement d’Emmaüs à travers le monde de l’Extrême orient à l’Amérique lalû1e, se trouvaient réalisés précisément pendant que moi, je ne pouvais rien faire. C’était donc bien que ce mouvement ne tînt pas à un individu, mais avait en soi sa propre raison d’être. Et nous ne l’avions pas inventé. C’était donc bien par la l’vie. Et cela resurgissait partout où la vie appelait la même réponse, et où se trouvait une personne capable de vouloir se donner à cet appel ».  Des communautés d’Emmaüs sont présentes en Argentine, en Bolivie, au Brésil, au Chili, en Colombie, au Pérou, en Uruguay. Certaines furent créées par des personnalités remarquables, je pense au père José Balista, au père José Maria Llorens, à ce qu’ils firent en Argentine il y a plus de trente ans. Je pense aussi à l’avenir de ces communautés.

Sur ces questions, Brigitte Mary est plus à la page que moi, qui vis ici comme une espèce d’ermite, ici, à Esteville (sourires). C’est seulement s’il se pose de gros problèmes que l’on vient m’en entretenir … J’ai dit, il y a de cela plus de dix ans « J’ai marié mes enfants. » Et je pense que c’est une bénédiction pour le mouvement Emmaüs : avant que je disparaisse, la possibilité existe de venir me parler des problèmes. Mais là-bas, en Amérique latine, ceux qui s’occupent des communautés sentent qu’ils ont complètement la responsabilité des décisions : Si bien que le jour où je viendrai à mourir, ils ne se sentiront pas désemparé, cela continuera comme cela fonctionne maintenant. Alors, quant à la diversité des communautés à l’étranger, le principal tient à ce que vous avez rappelé : les extensions, les multiplications dans des pays divers se sont faites à une époque où j’étais dans un tel état de maladie que l’on disait : le père est fou, il ne guérira jamais, etc. Ça a été ainsi pendant près d’une année. Et c’est à cette époque-là que se sont faits les plus grands développements… C’est très rassurant, encourageant, parce que c’est la preuve que ce n’est pas l’effet d’une personne exceptionnelle, mais qu’il s’agit d’une forme de réponse à un véritable besoin. Car le besoin existait, sous des formes particulières, bien sûr, selon les pays.

Mais qu’est-ce qui donne ses caractéristiques à Emmaüs, et nous différencie d’actions sociales méritant d’être applaudies ? Il faut revenir à celui qui fut le premier compagnon d’Emmaüs, à la fin des années quarante. Cet homme, Georges, un désespéré, je l’ai rencontré après sa tentative de suicide. Au lieu de lui dire : « Tu un malheureux, je vais te donner un logement, du travail, de l’argent », je lui ai dit : « Tu es affreusement malheureux, mais la réalité, c’est que moi je ne peux rien pour toi, je n ‘ai que des dettes, mais toi, qui veux te veux te suicider, tu n ‘as rien que te gêne, qui t’embarrasse. Avant de te tuer, regarde ces mamas qui pleurent parce qu’elles n’ont plus de maison, est-ce que tu ne peux pas m’aider à en faire plus ? » 

Récemment le journal Minute a prétendu dans un article que j’étais le fils d’une famille richissime… Or je viens de retrouver, et j’en suis content, les trois actes de renonciation à tout héritage que j’ai déposés chez le notaire quand je suis entré au noviciat et que j’ai fait mes vœux, à la mort de ma mère. Donc, lorsque Emmaüs a commencé, je ne touchais que l’indemnité de député. Au moment où je demandais à cet homme, à ce désespéré, de m’aider, sa figure changeait, d’assisté il devenait bienfaiteur. C’est ça qui est le cœur d’Emmaüs. 

Je me rappelle un jour un autre homme, dans les débuts, vraiment bouleversé, qui, revenant d’installer des vieux dans un petit logement qu’on avait arrangé, me dit les larmes aux yeux : « Père, c’est la première fois de ma vie qu’on me dit merci. J’ai toute ma vie été assisté. Maman disait : la dame qui t’apporte la vieille culotte de son fils, et que tu vas porter, bon, dis merci à la madame je lui réponds : j’avais envie de dire merde !» (Sourires.)

Alors, ce qu’il y a de commun dans Emmaüs, c’est cela, que l’on se dise :« En se réunissant ensemble, on va se défendre mieux, gagner notre pain pour aider notre famille, mais on va se fixer un autre objectif que celui d’obtenir simplement de quoi vivre, on veut travailler plus qu’il nous suffirait, pour être capable, même si c’est peu, nous qui étions des marginaux, des exclus, etc., que nous devenions des donateurs. On peut avoir travaillé plus, pour être capables de donner. Parce que l’on est des pauvres qui donnent, on est des provocateurs face à ceux qui ne sont pas pauvres. Nous, avec vos ordures, tout ce que vous jetez – vieilles bicyclettes, vieilles radios, etc. – on les ramasse, on les raccommode, on les remet en service. Si nous on réussit à faire ça, qu’est-ce qu’on ne f-rait pas si vous, avec tout le surplus que vous avez et qui ne vous sert à rien, vous décidiez de faire comme nous ! » Quand on a voulu me donner le deuxième grade dans la légion d’honneur, en France j’ai demandé à des compagnons : « Est-ce que j’accepte ? » L’un d’eux m’a dit : « Vous devez l’accepter, parce que cela nous confirme aux yeux du public dans notre fonction de provocateurs. » (Sourires).

Dans cet ordre d’idées, de passer d’un stade à un autre. Laurent Desmard, en conduisant la voiture en Esteville, me citait en exemple des compagnons français – parfois, au départ, des alcooliques, centrés sur leurs difficultés – qui se sont ouverts aux réalités des pays en développement, et qui sont devenus … 

La génération planétaire 

Père, que retenez-vous de votre voyage en Uruguay, qui s’est déroulé en février dernier ? 

La plus grande joie que j’ai ressentie, c’est dans deux des endroits où nous sommes passés, des bidonvilles. L’État ferme les yeux quand un bidonville commence, sur une terre qui lui appartient, à lui ou à je ne sais pas qui. Les nouveaux venus font leur maison, avec du carton. Ça dure un an, deux ans, trois ans, et au bout d’une certaine durée, l’État fait une répartition des parcelles et donne, aux familles, propriété de la parcelle de terrain où est leur maison. Bon. En gros, c’est comme cela que ça se passe, actuellement. Donc, dans ces deux endroits où je me suis trouvé, quelque cinquante familles ont demandé du terrain pour construire une salle communale. Les jours de pluie, les gosses peuvent venir y jouer, mais surtout, cela représente un local dans lequel on peut être comme des citoyens, se réunir. Alors évidemment, un jour c’est une réunion de l’Eucharistie, de la messe, le lendemain c’est une réunion du P.C., puis des adventistes, etc., que sais-je … Ce qui m’a beaucoup fait plaisir, c’est que ces gens aient eu l’intuition que le progrès viendrait de là, d’un local communal. C’est aussi ce qu’a fait José Rio en Argentine. 

Une dernière question. L’Europe ne prête qu’une faible attention à l’Amérique latine, la France elle-même, qui avait tant de liens avec ce continent, paraît s’en désintéresser. Quel est votre avis à ce sujet ? 

En France, au cours de ce qu’on a appelé « les trente glorieuses », on rebâtissait, on faisait venir des Arabes, des Noirs, on était bien contents de les trouver, alors qu’aujourd’hui on prétend qu’il y en a trop … Qu’on nous laisse la paix avec cette question ! Puis est venue la crise, la montée du chômage, l’inquiétude du lendemain, l’écroulement de Moscou, le repliement sur soi. On entend dire : « Est-ce qu’il n’y a pas assez de ·misère chez nous pour que par là-dessus on aille s’occuper ailleurs de la misère ?» Je remarque qu’en général, ceux qui disent cela ne font rien pour la misère dans leur quartier, rien du tout ! (Sourires). Actuellement, nous sommes dans une troisième phase. Il se produit une reprise de conscience de ce que j’appelle « la génération planétaire », la génération condamnée à tout savoir, car les moyens d’information modernes le permettent. Au forum d’Emmaüs, à Montevideo, j’ai lancé à nouveau un appel. « La misère nous assaille, l’égoïsme nous accable, la brutalité sévit partout. Il faut s’insurger, faire face à la sale guerre qui menace de nous anéantir. La pauvreté sape la paix. » La France, comme je vous le disais, a l’un des peuples les plus métissés de la terre. Notre pays doit rester vigilant. Et dénoncer, autant qu’il peut, partout, l’injustice, la détresse du monde.

Propos recueillis par
Françoise BARTHÉLÉMY